Exceptionnel recueil manuscrit enluminé, contenant 35 poèmes de Stéphane Mallarmé copiés à l'époque sans doute par Joris-Karl Huysmans, sur vergé de Hollande filigrané, d'après les pré-originales des poèmes parus en revue. La majorité des poèmes est précédée d’une page indiquant le titre et la source.
Illustré d'un beau portrait de Stéphane Mallarmé au fusain, et de deux compositions florales à la gouache et l’aquarelle ornant les poèmes Les Fleurs et Apparition, ainsi qu’une page ornée du nom de l’auteur dessiné. Bien que non signées, les compositions sont attribuables à Marie Danse.
Reliure à la Bradel, plats de soie moirée crème aux motifs floraux, gardes et contreplats de papier à motifs, deux signets en soie moirée verte décorée de motifs floraux polychromes. Mouillures en partie inférieure du second plat, coins frottés, quelques accrocs aux fils de soie ornant le dos, et frottements sur les plats.
Superbe manuscrit de 35 poèmes de Mallarmé antérieur à la parution de son premier recueil de poésies complètes – qui ne connut d’ailleurs que 47 exemplaires (Poésies, photolithographiées, Revue indépendante, 1887). Cet ensemble soigneusement calligraphié est attribué à la main de Joris-Karl Huysmans, grand admirateur du poète, qui aurait offert les manuscrits à son ami Jules Destrée.
Le recueil, qui rassemble un florilège de chefs-d'oeuvre mallarméens (notamment Hérodiade, L'Après-midi d'un faune, Le tombeau d'Edgar Poe, Prose pour des Esseintes, Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui) apparaît pour la première fois dans la vente après décès de l’homme politique et écrivain belge Jules Destrée en 1936 à la galerie Leopold de Bruxelles. Une note au crayon sur la page de garde du recueil indique : « Aux dires de M. Simonson [expert de la vente Destrée], ce manuscrit aurait été envoyé par J.K. Huysmans à Jul. Destrée qui voulait connaître les poèmes de Mallarmé, inédits alors. (vérifié au moyen de la correspondance de Huysmans vendu le même jour que ce ms). » Ce serait en effet par l’intermédiaire de Huysmans que Destrée s’était procuré des poèmes de Mallarmé encore difficilement accessibles car dispersés dans diverses revues (L'Artiste, Les Lettres et les Arts, la République des lettres, etc.) et dans les recueils du Parnasse contemporain. Dans une lettre à Destrée, Huysmans écrit en effet « Vous me demandez où sont trouvables les poèmes de Mallarmé. Introuvables, mais ils sont sous cette enveloppe. Parus en 1876 dans la République des Lettres, ils ont été recopiés, du moins les meilleurs, par le Chat Noir, en 1886 -J'en avais acheté 2 numéros, ce qui me permet de vous les adresser, vous verrez qu'ils sont superbes, d'une langue claire et incisive, tout étrange. » (30 novembre 1887). Il est possible que les poèmes « sous cette enveloppe » mentionnés par Huysmans correspondent à ceux qui composent ce recueil. Huysmans aurait copié pour Destrée les poèmes des revues dont il ne possédait qu’un exemplaire, et envoyé son numéro supplémentaire du Chat Noir de 1886, où figurent les poèmes en prose Plaintes d'automne, Frisson d'hiver I et II, et Le Phénomène futur.
En effet, l’écriture des poèmes du recueil est tout à fait comparable à la remise au propre que Huysmans faisait de ses propres vers – son manuscrit du Drageoir à épices donne à voir le même style d’écriture ronde et chantournée. Toutefois, la graphie de Huysmans varie considérablement en fonction des circonstances d’écriture : manuscrits de romans, lettres, premiers jets… La calligraphie excessivement soignée de ces poèmes contraste par exemple avec la graphie urgente, haute et serrée de plusieurs autres de ses manuscrits. Seule une étude comparative de la graphie, notamment de ses capitales, permet de reconnaître une homogénéité au fil des manuscrits.
C’est le travail effectué par le librairie Paul Van der Perre, qui attribua fermement le recueil à Huysmans dans son catalogue de mars 1956 : « Ce cahier, contenant un beau portrait de Mallarmé, dessiné au crayon et au fusain, et 35 poèmes, sur papier de Hollande, aurait été - suivant une tradition, corroborée par des comparaisons d'écritures - calligraphié par J.-K. HUYSMANS. Celui-ci l'aurait envoyé à J. Destrée pour lui permettre de lire l'œuvre du poète, alors qu'on n'en trouvait pas d'édition en librairie. Deux pièces "Les Fleurs" et "Apparition" ont été décorées de compositions florales à l'aquarelle et à la gouache. Ces ornements, deux signets de soie et toute la présentation, extérieure et intérieure, ont un joli cachet d'époque et confèrent à ce cahier l'attrait d'un émouvant souvenir, propre à toucher le cœur de tout mallarméen » (cité dans Gustave Vanwelkenhuyzen, Correspondance inédite de Huysmans à Destrée, Droz, 1967). C’est par ce même travail d’étude calligraphique que nous avons pu confirmer l’attribution à Huysmans.
Ce recueil représenterait donc un ultime témoignage d’admiration : après avoir cité des vers d’Hérodiade et de L'Après-midi d’un faune dans A Rebours, Huysmans les aurait recopiés ici une nouvelle fois, avec révérence, pour l’un de ses amis. On sait à quel point Huysmans estimait l’œuvre de Mallarmé, dont il avait lui-même glané les poèmes pendant l’écriture d’A Rebours – en les demandant directement à leur auteur : « Pourriez-vous me procurer la Mort de l'Antépénultième qui a paru dans une revue dont je ne retrouve pas le nom... Et l'Hérodiade dont j'aurai grand besoin, car mon héros possédera chez lui l'admirable aquarelle de Gustave Moreau, ainsi que les stupéfiantes rêveries d'Odilon Redon... Or je donnerai de l'Hérodiade de vous, en même temps que je m'essaierai à décrire les magies de Moreau... Je voudrais bien aussi si faire se pouvait avoir plus de vers du Faune que n'en a donné Mendès » (lettre du 22 octobre 1882). Il est à noter que figure également dans le recueil la fameuse Prose à Des Esseintes, offrande poétique de Mallarmé au personnage-dandy subjugué par ses œuvres. Comme le soulignera Julien Gracq dans sa Littérature à l’estomac, la pratique de recopier des poèmes de Mallarmé avant leur publication en volume était partagée par d'autres illustres admirateurs : nous savons que Verlaine et Pierre Louÿs se sont également penchés sur leur écritoire pour pallier à ce manque et ont créé leur propre anthologie manuscrite.
Après avoir reçu les « feuilles » de Huysmans, Destrée les a fait relier dans le goût précieux de Des Esseintes en brocart de soie crème, accompagné de deux marques pages en soie colorée. Les poèmes Les Fleurs et Apparition reçoivent des embellissements à l’aquarelle et à la gouache, et le recueil débute sur un portrait-frontispice de l’auteur au fusain. Destrée a certainement employé les talents d’illustratrice de sa femme, Marie Destrée (née Danse), qui commence alors une carrière d’artiste illustrateur et graveur et sera récompensée au Salon. Le « Stéphane Mallarmé » calligraphié dans l’une des premières pages du recueil est exactement semblable au titre de la couverture du recueil Les Chimères (Daman, 1889) qu’elle réalise pour Destrée, dans une « typographie organique et néogothique [qui] atteste d’un goût pour le bizarre propre à la fin du siècle » Charlotte Foucher Zarmanian, “« Aux femmes surtout la gravure »”). Une seconde note sur la page de garde attribue cependant l’ensemble des illustrations au célèbre peintre symboliste Fernand Khnopff, ce que nous ne sommes pas en mesure de confirmer.
La manuscrit contient les poèmes suivants : Les Fenêtres, Le Sonneur , A celle qui est tranquille, Verenovo, L'azur, Les Fleurs, Soupir, Brise marine, A un pauvre, Epilogue, Tristesse d'été, Les lèvres roses, Hérodiade, L'Après-midi d'un faune, Placet, Le Guignon, Apparition, Sainte, Don du poème, Cette nuit, Le tombeau d'Edgar Poe, Toast funèbre, Prose pour des Esseintes, Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui, Quelle soie aux baumes de temps, A Richard Richard Wagner, Victorieusement fui le suicide beau, M'introduire dans ton histoire, Tout orgueil fume-t-il du soir, Surgi de la croupe et du bond, Une dentelle s'abolit, Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos, Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, Le pitre châtié, et Eventail.
Provenance : Jules Destrée, sa vente (mai 1936, n° 439) ; catalogue Van der Perre (mars 1956) ; vente Drouot (10 juin 1988, n° 52, expert Pierre Bérès) ; bibliothèque Jaime Ortiz-Patiño (Sotheby's, 2 décembre 1998, n°60).