Placard autographe manuscrit de l'abbé Raynal, en révision de sa célèbre Histoire philosophique et politique des établissements des Européens dans les deux Indes, l'un des ouvrages les plus remarquables de l'esprit des Lumières. Une page 1/4 à l'encre noire sur un feuillet, quelques mots biffés. Piqûres marginales, étiquette numérotée du placard encollée en marge.
Le manuscrit est un important ajout de Raynal à la troisième édition du texte de 1780 - censurée en France - afin d'actualiser son Histoire à la suite du Traité de Paris (1783) par lequel la Grande-Bretagne reconnaît l'indépendance des États-Unis.
Comme le remarque Jay dans l'édition posthume qui reprendra les placards de l'historien (dont le présent feuillet) : « La preuve la plus satisfaisante que Raynal fut toujours fidèle à la raison et à la vérité, c'est qu'il employait ses loisirs, aux époques les plus orageuses de la Révolution, à revoir son grand ouvrage, à préparer la nouvelle édition qui est aujourd'hui publiée, et qu'on peut regarder comme la véritable expression de ses sentimens et de ses principes. »
En réalité, ce paragraphe capital a de toute évidence été rédigé avant le début de la Révolution Française, que Raynal ne soupçonne pas encore. Cependant, dès la reconnaissance des premiers États-Unis d'Amérique, Raynal prophétise l'irrémédiable contagion de cet esprit d'indépendance et de cette flamme républicaine, grâce à la cupidité des monarchies elles-mêmes : « Après l'approbation authentiquement donnée aux principes des Américains, après les encouragemens accordés à leur conduite, quel gouvernement pourrait se faire un scrupule de semer ou d'entretenir la discorde entre des sujets et leur souverain, de creuser à ses ennemis ou à ses rivaux un précipice jusque dans le centre de leur propre empire ? »
Ainsi avec une incroyable sagacité, déduit-il les prochaines rébellions du Mexique et du Pérou, étrangement présentés comme « moins forts, moins éclairés, moins audacieux, moins entreprenans ; [ayant] moins de courage, d'esprit et de cœur que les habitans de l'Amérique septentrionale » mais dont il décrit les conditions « cent fois plus fâcheuse[s] ».
Malgré ses dénégations, « Nous ne sommes ici qu'historien », Raynal prophétise, à l'aube de la Révolution dans son propre pays, l'influence de ce premier « feu allumé » par les États-Unis et inspiré par les idées humanistes des philosophes de Lumières : « ce qui fut autrefois une chimère pourrait bien un jour se réaliser. Est-il impossible que les Espagnols du Nouveau Monde, voyant la liberté récemment établie sur leurs frontières, ne désirent aussi d'être libres ? »
Cet important manuscrit démontre ainsi l'importance pour le philosophe-historien, chantre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, d'inclure dans les pages de sa grande fresque du Nouveau Monde l'événement fondateur du monde nouveau : la naissance des États-Unis d'Amérique.
Le placard s'insère dans le chapitre intitulé "La domination Espagnole a-t-elle une base solide dans le Nouveau-Monde ?" (livre huitième) et sera finalement publié à titre posthume en 1820. La pagination autographe "354" en partie supérieure du feuillet reprend celle de l'édition de 1780, que Raynal révise et augmente par ce manuscrit. Il ouvre ainsi son manuscrit par la dernière phrase conservée de sa précédente version et l'achève sur le début de celle reprenant le fil du récit.
[Les efforts de la cour de Madrid pour recouvrer ses droits devaient être impuissans, parce que la Grande Bretagne se chargeait de les repousser à condition que les nouveaux états lui accorderaient un commerce exclusif, mais infiniment moins défavorable que celui sous lequel]
"ils avaient si longtemps gémi.
Ces idées étaient peut-être nées dans la tête de quelque politique oisif; mais ce qui fut autrefois une chimère pourrait bien un jour se réaliser. Est-il impossible que les Espagnols du Nouveau Monde, voyant la liberté récemment établie sur leurs frontières, ne désirent aussi d'être libres ? Sans doute, ils sont moins forts, moins éclairés, moins audacieux, moins entreprenans; ils ont moins de courage, d'esprit et de cœur que les habitans de l'Amérique septentrionale. Cependant, si l'on considère que la condition des Mexicains et des Péruviens est cent fois plus fâcheuse ; que personne n'est exposée à plus d'outrages, leurs propriétés à plus de vexations ; que la volonté de leur souverain, que la volonté de ses délégués ne connaissent aucune borne ; qu'ils n'ont, ne peuvent avoir qu'une existence précaire et toujours dépendante du pouvoir arbitraire si l'on pèse mûrement toutes ces causes de haine et de désespoir, on sentira qu'elles peuvent rendre à des hommes énervés par l'oisiveté, par l'abondance et par le climat, un ressort qui s'était conservé dans la médiocrité parmi des travaux continuels et sous un ciel plus tempéré.
Supposez, si vous voulez, que les colonies espagnoles ne concevront jamais elles-mêmes de si hautes prétentions ; pouvez-vous douter qu'elles ne leur soient inspirées par les états actuellement commerçans, et par ceux qui aspirent à le devenir ? Les Anglais n'ont-ils pas des vengeances à exercer, des pertes à réparer ? Les nations qui, pour le seul avancement de leurs intérêts mercantiles, ont donné des secours secrets ou publics aux Américains, résisteront-elles à des tentations plus fortes et plus séduisantes ? Les États-Unis seront-ils les derniers à convoiter des trésors qui sont à leurs portes ? L'ancien et le Nouveau Monde ne réuniront-ils pas leurs intrigues et leurs efforts pour s'ouvrir des rades remplies de richesses, qui jusqu'ici leur ont été si opiniâtrement fermées ?
La soif de l'or, impatiente de se satisfaire, n'attendra pas même qu'un incendie plus ou moins violent embrase les deux hémisphères. Les sophismes et les prétextes dont les cabinets faisaient autrefois une des bases de leur politique passeront désormais pour des bienséances superflues. Après l'approbation authentiquement donnée aux principes des Américains, après les encouragemens accordés à leur conduite, quel gouvernement pourrait se faire un scrupule de semer ou d'entretenir la discorde entre des sujets et leur souverain, de creuser à ses ennemis ou à ses rivaux un précipice jusque dans le centre de leur propre empire ?
Aussi des spéculateurs profondément versés dans la connaissance des hommes et des affaires se sont-ils permis d'avancer que la cour de Madrid avait perdu ses possessions éloignées à Saratoga et à York, dans les camps de Burgoyne et de Cornwallis ? Aussi ont-ils prétendu que cette grande révolution avait été assurée par les traités de 1783, qui ont reconnu ou ratifié l'indépendance des treize provinces confédérées. C'est, en Espagne même, l'opinion de ceux qui auraient voulu que leur pays armât pour l'Angleterre au lieu de se déclarer contre elle. Nous ne sommes ici qu'historien, et nous nous bornerons à observer que la cour de Madrid a pensé sans doute que les fortifications nouvellement élevées, que les troupes envoyées d'Europe arrêteraient sûrement le feu allumé dans le voisinage de ses domaines. Ces forces lui auront paru suffisantes pour contenir les peuples, pour repousser l'ennemi, étant appuyées, comme elles le sont maintenant, par une marine respectable.
Les espagnols eurent à peine"
[découverts un autre hémisphères qu'ils songèrent à s'en approprier toutes les parties.]
Un exceptionnel passage de cette vaste et influente histoire du commerce international au XVIIIe siècle, qui demeure l'un des plus grands monuments de la lutte anticolonialiste.