Placard autographe manuscrit de l'abbé Raynal, en révision de sa célèbre Histoire philosophique et politique des établissements des Européens dans les deux Indes, l'un des ouvrages les plus remarquables de l'esprit des Lumières. Trois pages à l'encre noire sur deux feuillets, quelques mots biffés. Marges légèrement brunies, étiquette numérotée du placard encollée en marge. Annotation au crayon d'un précédent bibliographe sur le second feuillet.
Le placard s'insère et remplace les dernières pages du chapitre intitulé "Importance, gouvernement, population, cultures et autres travaux de Cuba" (livre onzième) et sera finalement publié à titre posthume en 1820 (vol. VI, p. 230-237). La pagination autographe "266", "267" "268" en partie supérieure des trois pages reprend celle de l'édition de 1780, que Raynal révise et augmente par ce manuscrit.
Cette longue addition de Raynal à la troisième édition du texte de 1780 - censurée en France - actualise son Histoire afin de prendre en compte l'essor économique et industriel de Cuba, qui devient selon lui « le meilleur boulevard de l'empire espagnol dans le Nouveau-Monde ». L'abbé fournit une étude très fouillée sur les immenses richesses que renferme l'île et comment l'Espagne les exploite, après la brève occupation britannique de Cuba. En onze mois, les Anglais avaient introduit autant d'esclaves que les Espagnols n'en avaient fait entrer en quinze ans : « Cuba, à l'époque qui nous occupe, avait une population de 170,362 personnes de tout âge et de tout sexe : elle était formée par 95,419 blancs, parmi lesquels se trouvaient 484 ecclésiastiques séculiers, 496 moines et 145 religieuses ; par 19,027 mulâtres et 11,588 noirs libres ; par 5,716 mulâtres et 38,612 nègres esclaves [...] Ses prospérités augmentent de jour en jour, parce que de jour en jour ses esclaves deviennent plus nombreux ».
Raynal livre surtout une description détaillée de la plus importante et célèbre production de Cuba : le tabac, soumis à un régime d'administration directe par la couronne espagnole « Depuis l'époque déjà assez éloignée de 1775, la colonie a fait de très grands progrès [...] Le tabac est un des présens faits par l'Amérique à l'Europe, où il est devenu peu à peu d'un usage universel. Le fisc s'est assez généralement emparé partout de sa vente exclusive, et la cour de Madrid a donné ou suivi l'exemple de ce monopole. Elle en tire annuellement de Cuba environ cinquante mille quintaux qui lui coûtent moins de trois millions, et qu'elle revend dans l'ancien ou le nouvel hemisphere plus de vingt - cinq millions. C'est dans un vaste et superbe édifice, construit en 1756 à Séville, que le tabac reçoit ses préparations. Vingt-huit moulins. que font mouvoir quelques centaines de mulets, le réduisent en poussière. Il doit sa couleur, et cette suavité ´qu'il a au tact et au goût, à une terre rougeâtre et fine nommée almagro, qui ne se trouve qu'auprès de Carthagène dans le village d'Almazarson [...] C'est avec le produit de son tabac que Cuba paie ses impositions ; c'est avec celui de son sucre qu'il fournit à ses besoins [...] Il doit les moyens de multiplier ces instrumens de fortune aux trésors versés par le fisc à la Havane qui donne la vie au reste de l'ile, et qu'il faut regarder comme le meilleur boulevard de l'empire espagnol dans le Nouveau - Monde ». L'abbé prédit avec justesse la progression de la culture sucrière dont l'Espagne « tirera de cette île seule tout [ce] qu'elle consomme » et qui fera bientôt de Cuba le leader du marché mondial du sucre au XIXe siècle : « Le sucre originaire d'Asie fut assez anciennement cultivé en Espagne ; mais ce n'était guère que pour les besoins de la médecine. La consommation s'en étendit après qu'il eut été naturalisé dans le Nouveau - Monde. Les Castillans, qui l'y avaient porté, se lassèrent bientôt des soins qu'il exigeait ; et tout entiers au repos ou aux mines, le demandèrent successivement aux Portugais, aux Anglais, aux Français. Enfin, Cuba qui, comme leurs autres établissemens, n'en récoltait que ce qu'exigeait son approvisionnement, eut, quelque superflu qu'il fit passer à la métropole. Ce furent les belles plaines de la Havane qui donnèrent l'exemple ; il fut suivi par les districts de Sainte-Claire, de Cuba, de Bayamo, du Port-au-Prince ; et avec le temps, par la plupart des autres. A peine dans les dix-huit juridictions s'en trouve-t-il deux ou trois qui aient négligé cette source de richesses. Pour peu que les travaux s'étendent, l'Espagne tirera de cette île seule tout le sucre qu'elle consomme ; et si l'émulation gagne les autres îles de sa dépendance, on la verra, entrer en concurrence dans tous les marchés, avec les nations en possession de fournir cette denrée-là plus importante de l'autre hémisphère ».
Son étude inclut également les investissements qui ont rapidement fait du port de La Havane une des premières places du monde commerçant : « A cette époque, furent formés à Cuba des chantiers, dont avant 1775 il était sorti cinquante-huit vaisseaux de ligne ou frégates, nombre qui s'est depuis beaucoup accru. C'est avec un cèdre presque incorruptible, c'est avec un chêne plus dur que celui de nos forêts, qu'on les construit [...] Cette cité fameuse, que la pacification de 1763 arracha aux Anglais qui s'en étaient rendus les maîtres quelques mois auparavant, reçoit annuellement du gouvernement près de quatre millions pour les dépenses de la marine ; elle en reçoit deux millions et demi pour la solde des troupes ; elle en reçoit quatorze à quinze cent mille livres pour l'entretien des fortifications qui, dans l'espace de quinze ans, ont coûté trente millions. La construction de ces étonnans ouvrages a constamment occupé quinze cents malfaiteurs dont l'Espagne et le Mexique se sont purgés, plus de quatre mille esclaves, et un assez grand nombre d'hommes libres Le port de la Havane est un des meilleurs du globe. Les flottes du monde entier [y pourraient consistent mouiller en même temps] ».
Un exceptionnel passage de cette vaste et influente histoire du commerce international au XVIIIe siècle, que Raynal eut à cœur de mettre à jour alors que Cuba connaît une expansion économique sans précédent.