Lettre autographe signée de Charles Baudelaire adressée à Antoine Arondel, rédigée à l'encre noire sur un feuillet de papier bleu.
Pliures inhérentes à l'envoi, d'habiles restaurations d'infimes manques n'affectant pas le texte, une petite déchirure sur la signature discrètement restaurée. Cette lettre a été retranscrite dans la Correspondance I de Baudelaire (Collection de la Pléiade, p. 277) et datée par Claude Pichois de mai 1854.
Baudelaire envoie des places de théâtre à son marchand d'art Antoine Arondel – personnage sulfureux et sans scrupules qui profita du goût immodéré du poète pour les beaux-arts et excita sa manie de la collection.
Baudelaire possédant le génie de la poésie mais non celui des affaires, avait rapidement dépensé une grande partie de l'héritage paternel de 70 000 francs reçus à sa majorité en 1842. Son correspondant, le peintre-brocanteur Antoine Arondel, habitait en même temps que Baudelaire à l'hôtel de Lauzun, alors connu sous le nom de l’hôtel Pimodan, sur l'île Saint-Louis. Au rez-de-chaussée, son dépôt de curiosités installé dans la cour de l'hôtel fut un « véritable lieu de perdition pour le prodigue »(Marie-Christine Natta, Baudelaire) : Arondel lui procura un grand nombre de « rêves peints sur la toile » - espagnols à la manière du peintre baroque Zurbaran, et italiens dans le genre du Bassan. Le poète paya bien cher son antiquomanie, « s'endettant par des billets et des traites, dont le plus ancien remonte au 5 novembre 1843; plusieurs autres furent antérieurs à la dation du conseil judiciaire intervenue le 21 septembre 1844. Cet usurier fit tant et si bien que son client s'aperçut assez tôt qu'il était berné, mais sans pouvoir se dégager. D'où une moquerie décochée sous l'anonymat dans Les Mystères galans des Théâtres de Paris en 1844 et des mentions, mi-figue mi-raisin, dans les Salons de 1845 et de 1846. » (Claude Pichois, Lettres à Charles Baudelaire, 1973, p. 13). Baudelaire se vengea en effet dans un paragraphe sanglant des Mystères galans, qui visait également le baron Pichon à qui le poète louait ses appartements de l’hôtel Lauzun : « N'avez-vous pas aujourd'hui MM. Hiéronyme Pichon, lord Arundell et pas mal d'amateurs de rosses plus ou moins arabes, qui lésinent sur leur débauche, et grapillent sur le revenu du rat qu'ils paient, on ne fait aujourd'hui que de la débauche pot-au-feu ». A la lecture de cette insulte, Arondel exigea que Baudelaire fasse des excuses à Pichon. Sous la menace, le poète consigna même par écrit sa rétractation.
A l’écriture de cette lettre en 1854, Baudelaire n’était toujours pas libre d’Arondel : « Les années passant, Baudelaire renouvelait les billets augmentés des intérêts. Arondel cherchait à recouvrer, multipliait les manœuvres et se heurtait au refus de tout paiement par Ancelle [responsable de sa tutelle] » (Claude Pichois, ibid). L’une de ces manœuvres fut de revendre les obligations à des hommes de paille. Désespéré, Baudelaire sollicite ici dans un cryptique et dramatique passage l'aide d'Arondel pour apaiser l’un de ces désagréables personnages qui réclamait paiement : « Je vais vous écrire une lettre, dès ce soir, où je vous expliquerai très clairement ce que je puis faire, ce que je désire, - le possible, et l'impossible, puis vous m'écrirez pour me donner un rendez-vous pour voir votre Perducet, dont il faut absolument que je triomphe,- avec votre aide ». Selon Pichois, « il n’en fut rien », et Baudelaire n’écrivit pas d’autre lettre à son correspondant.
Pour amadouer Arondel, Baudelaire lui offre des places de théâtre : « Je vous engage, si vous voulez voir mes merveilleux Chinois, à aller là-bas de bonne heure, car si vous vouliez esquiver le drame précédent, vous risqueriez fort de ne pas trouver de places, - le papier que je vous laisse étant un simple mot du directeur, et n'impliquant pas la retenue de places numérotées. » Cette troupe d’acrobates avait satisfait le goût pour l’exotisme de Baudelaire, qui louera « la grâce divine du cosmopolitisme » et le « produit chinois, produit étrange, bizarre, contourné dans sa forme, intense par sa couleur, et quelquefois délicat jusqu’à l’évanouissement » lors de sa visite à l’Exposition universelle l’année suivante. Théophile Gautier avait salué avec enthousiasme la performance de ces acrobates dans La Presse du 25 avril 1854. Spectateur assidu, tant du drame tragique que des spectacles et des vaudevilles, Baudelaire aspirait à devenir dramaturge – il avait obtenu les places grâce à Marc Fournier, directeur de la Porte Saint-Martin où il espérait monter sa pièce L’Ivrogne.
On apprend que Baudelaire s’afférait également à faire publier ses traductions d’Edgar Allan Poe : « J'avais totalement oublié qu'aujourd'hui et demain il faut que je dîne chez la même personne, le chef de l'administration du Siècle [Charles de Tramont], et vous savez si je suis intéressé à le tourmenter ». C’est d’ailleurs cette année-là que sort, chez le futur éditeur des Fleurs du Mal, sa traduction de la Philosophie de l’Ameublement de Poe, qui partage son amour de la collection d’objets et d’œuvres d’art.
Curieuse lettre avec une belle signature de Baudelaire, le peintre de la vie moderne dont les goûts d’esthète ont entraîné sa ruine et inspiré sa poésie.
Provenance : collection Ronald Davis.