Album de signatures conçu par Cecil Henland, exemplaire de 1908 comportant 36 signatures de grandes figures de la littérature, du cinéma, de la musique, de la presse et du théâtre français, chacune datée entre 1908 et 1910.
Reliure en chagrin rouge, dos lisse avec le titre estampé à l’or, vignette contrecollée sur le premier plat, tranches dorées, reliure de l’éditeur.
Illustrée d’un frontispice reproduit sur une vignette sur le plat représentant un exemple de fantôme (The Ghost of a Celebrated General) tiré de la signature du célèbre général Baden Powell, fondateur du scoutisme.
Un des plus précieux exemplaires de cet album fantomatique, préfigurant le test de Rorschach et les décalcomanies surréalistes, ayant appartenu à Yvonne Redelsperger, future femme de l’éditeur Gaston Gallimard.
Les plus grands figures du Paris artistique y ont laissé d’étranges signatures repliées lorsqu’elles étaient encore humides, révélant 36 squelettiques silhouettes d’encre à partir de leurs noms : Edmond Rostand, Georges Feydeau, Sacha Guitry, Maurice Leblanc et Gaston Leroux, Octave Mirbeau, Camille Saint-Saëns, ainsi que les proches amis de Proust, Paul Hervieu, Robert de Flers et Gaston de Caillavet – ces deux derniers étant passés à la postérité sous les traits de Robert de Saint-Loup dans La Recherche du temps perdu.
Quinze ans avant la publication de Rorschach, Ghosts of my Friends attira l’attention d’éminents cercles artistiques du début du siècle. Loïe Fuller, la danseuse aux voiles phosphorescents possédait un exemplaire de Ghosts of my Friends que signa Auguste Rodin. Ce curieux objet se trouva même entre les mains de l’avant-garde dada : Francis Picabia fit signer Marcel Duchamp dans son exemplaire de Ghosts. L’album a inspiré à Picabia une œuvre phare exécutée vers 1921, consistant en son propre nom inscrit deux fois sur une feuille, le premier étant « une version maculée d’encre de son patronyme » (Aurélie Verdier, Aujourd’hui pense à moi. Francis Picabia, Ego, Image). Ce précieux exemplaire qui rassemble les plus grands artistes et écrivains de la Belle Epoque, provient du salon d’Yvonne Redelsperger, qui navigue dans le Paris littéraire dès son enfance. Petite-fille de l’ancien propriétaire des collections et de l’hôtel de Cluny à Paris, et fille du dramaturge Jacques Redelsperger, elle épousera Gaston Gallimard en 1912. Jacques Rivière en tombera éperdument amoureux et décrira leur relation dans son premier roman Aimée publié en 1922 par… Gallimard.
Livre interactif conçu pour égayer les soirées mondaines (parlour game), The Ghosts of my friends représente l’une des premières explorations graphiques de l’inconscient et illustre l’intérêt grandissant pour la perception imaginative des taches, les traces et les marques arbitraires : « Car ces signatures incarnées sont à la fois signifiants et signifiés. Hiéroglyphes fascinants, leur obliquité est impossible à traduire mais incroyablement séduisante : ils réclament à grands cris une interprétation » (Ann Cooper Albright, Traces of Light). Le jeu consistait à signer une feuille à l’aide d’une plume fortement chargée, puis à plier la feuille en deux afin d’obtenir deux taches d’encre symétriques. Le résultat, lorsqu’on le regarde verticalement plutôt qu’horizontalement, produit une signature incarnée semblable à un test de Rorschach.
Depuis l’Antiquité en passant par la Renaissance de Léonard de Vinci, peintres poètes ont reconnu le potentiel de ces taches pour créer des expériences visuelles quasiment libérées du geste humain. À la fin des années 1850, le « tachisme » devient divinatoire avec le populaire jeu du « Blotto ». Les joueurs essayaient d’interpréter les méandres de l’encre sur le papier comme les feuilles de thé au fond d’une tasse. Le plus célèbre joueur de Blotto sera le jeune Hermann Rorschach surnommé Klecks, ou « tache d’encre », qui s’appropriera ce jeu de salon pour mettre au point son fameux test psychologique (Psychodiagnostik, 1921). Victor Hugo s’intéresse très tôt à la technique et réalise des milliers d’œuvres sombres et torturées par pliage et impression d’encre. Le poète allemand, Justinius Kerner, adepte de spiritisme, est le premier à voir des spectres dans les blotogrammes. Son ouvrage posthume de Klecksographies (1890) a certainement influencé la création du présent album The Ghosts of my friends publié à partir de 1905. Le titre de cet album attribue une vertu spirite à ce procédé d’autographes pliés, comme si grâce à l’écriture, l’âme – ghost joue sur les deux sens du mot – incarnée dans les signatures brouillées des amis, pouvait résister à la mort. Sur la page de titre, une épigraphe de William Shakespeare, extraite du Songe d’une nuit d’été réaffirme la nature fantomatique de l’activité (« The best in this kind are but shadows »). Il s’agissait déjà, avant Rorschach, d’un essai de déchiffrement de la personnalité du signataire. À la suite de Picabia et sa Sainte Vierge formée par une tache d’encre, l’avant-garde s’emparera de ce procédé mystérieux et provocant pour donner naissance aux décalcomanies surréalistes – et enfin aux cadavres exquis, également issus de l’écriture et du pliage.
Superbe exemplaire de ce jeu divinatoire de « graphologie mystique », contenant les ombres d’encre de ses illustres signataires.