Manuscrit autographe signé de la « Ballade du fou » de Victor Hugo, chantée par le bouffon Elespuru dans Cromwell (IV, 1). 2 pages sur un feuillet remplié contrecollé sur papier glacé vert.
Superbe manuscrit de la plus célèbre chanson poétique de Victor Hugo, chantée par le fou Elespuru dans sa retentissante pièce Cromwell.
Grotesque et sublime, cette œuvre incarne la liberté du théâtre romantique prônée par Hugo dans la fameuse préface de la pièce : comme le souligne la Bibliothèque nationale de France, cette chanson « est le seul passage de la pièce qui peut rivaliser avec sa préface pour la notoriété ».
La graphie fine et élégante place le manuscrit dans les jeunes années du poète-dramaturge, immédiatement ou quelques années seulement après la composition du poème. Cette œuvre fut d’ailleurs le tout premier extrait de Cromwell à paraître, un an avant la publication de la pièce. Hugo décida en effet de placer le poème en épigraphe de sa dixième ballade « À un passant » publiée dans Odes et ballades (1826). Il est intéressant de noter que cette épigraphe ne figure pas dans le manuscrit d’Odes et Ballades conservé à la BnF. Hormis dans le texte intégral de Cromwell, il ne demeure donc en institution aucun autre manuscrit autographe de la Chanson d’Elespuru.
On ne compte plus les éloges et les hommages poétiques suscités par cette envoûtante chanson : pour Barbey d’Aurevilly, Hugo est avant tout « le chansonnier de la délicieuse Chanson du Fou […] – ces gouttes de rosée frémissantes, rouges du soir, qui suffisent pour noyer toute une tête humaine dans un infini de rêveries ! » (Les œuvres et les hommes). La tête remplie des vers d’Hugo dont il fréquente le cénacle, Alfred de Musset reproduira parfaitement la structure de cette Chanson dans La Nuit, l’un de ses tous premiers poèmes. Comme le remarque Hovasse, « Quantité de poètes se seraient damnés pour l’écrire » citant le poème en intégralité dans sa biographie. Alfred de Vigny s’en disait « fou comme le prétendu fou » (lettre du 19 novembre 1826) et applaudira Cromwell, son « livre immortel », qui « couvre de rides toutes les tragédies modernes ».
L’innocente ritournelle est surtout une superbe démonstration du génie hugolien qui s’adapte et excelle dans tous les formes de création littéraire. En alliant pentasyllabes et vers de deux syllabes, Hugo ressuscite le lai, composition poétique usitée au Moyen Âge et à la Renaissance. Son rythme court et entraînant venu du fond des âges est pourtant résolument moderne : du Verlaine avant Verlaine, qui reprendra cette acrobatie métrique pour sa « Colombine » de Fêtes galantes et s’en inspirera sans doute dès Poèmes saturniens pour composer « Chanson d’automne ».
Le bouffon Elespuru qui donne voix à ce poème est, de plus, le tout premier personnage créé par le jeune Hugo à seulement neuf ans. Avant même de se penser romancier, dramaturge ou poète, Hugo, alors malheureux élève du colegio des nobles à Madrid, inscrivit « Elespourou Elespuru » sur son exemplaire des œuvres de Tacite (désormais dans sa maison de la place des Vosges). Ce nom dont il moque la prononciation est celui de son camarade Don Francisco Elespuro,
« affreux grand gaillard, à cheveux crépus, à mains griffues, mal bâti, mal peigné, mal lavé, paresseux incurable et ne tourmentant pas plus son encrier que sa cuvette, hargneux et risible, qui s’appelait Elespuru » écrira-t-il dans Victor Hugo raconté….
Il se vengea de lui à sa manière, en le présentant comme l’un des personnages les moins attrayants dans l’un de ses drames, mais lui conféra ainsi l’immortalité. Elespuru, le bouffon grotesque par excellence, chante le sublime avec ce poème, « une de ces adorables pièces en quelques vers, où le géant Hugo a montré parfois qu’il savait être aussi délicat que fort, et aussi mystérieux qu’éclatant » (Fernand Gregh). Hugo fit de ses pièces le théâtre de ses vengeances : Elespuru, puis Gubetta, l’exécuteur des basses œuvres de Lucrèce Borgia a pour origine le violent comte Frasco de Belverana, qui blessa son frère Eugène. Ses romans et poèmes ravivent de plus doux souvenirs du collège madrilène : Quasimodo est inspiré d’un bossu qui le réveillait chaque matin chez les moines ; son camarade bien-aimé, le fils aîné du duc de Benavente, reçoit quant à lui un poème dans Odes et ballades.
Hugo regretta de ne voir Elespuru prendre vie sur les planches du théâtre et déclamer sa ballade « sur un ton monotone », comme indique la didascalie. Cromwell, pièce-fleuve qui requiert presque sept heures de jeu, ne sera jamais montée du vivant de son auteur. Maurois déplorera ce fait dans sa biographie d’Hugo : « La gaieté shakespearienne des quatre fous faisaient de Cromwell une œuvre grande et originale qui eût mérité d’être représentée. »
À défaut d’une représentation théâtrale, le poème aura une immense postérité musicale. Cette chanson du fou retentit à maintes reprises dans les soirées des cercles artistiques du XIXe siècle. Les plus grands compositeurs la mettent en musique, dont Georges Bizet, Léon Kreutzer, Louis Lacombe, Hippolyte Monpou, Charles-Marie Widor… Dans son répertoire des musiques sur des paroles de Victor Hugo, Arnaud Laster ne recense pas moins de vingt-six adaptations musicales de ce texte. Il semble que même Hugo ait chanté et composé la chanson de son fou : à Hauteville House se trouve une partition de la Chanson d’Elespuru, « écrite et notée d’après le chant de Victor Hugo, Guernesey, mars 1856 » transcrite de la main d’Augustine Allix, familière des Hugo pendant leur exil anglo-normand.
Rarissime manuscrit, à notre connaissance un des deux seuls exemplaires de la main d’Hugo, de cette immortelle chanson littéraire, « première en date de ces vaporeuses mélodies, de ces guitares, comme les appelait parfois Victor Hugo, où son souffle formidable s’effile en un délicieux soupir. » (Fernand Gregh).
Transcription
« La Ballade du Fou
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Au soleil couchant
Toi qui vas cherchant
Fortune,
Prends garde de choir,
La terre, le soir,
Est brune.
L’Océan trompeur
Couvre de vapeur
La dune ;
Vois, à l’horizon
Aucune maison,
Aucune !
Maint voleur te suit ;
La chose est, la nuit,
Commune.
Les dames des bois
Nous gardent parfois
Rancune.
Elles vont errer :
Crains d’en rencontrer
Quelqu’une.
Les lutins de l’air
Vont danser au clair
De lune.
V.H. Cromwell. »