Exceptionnel portrait d’Albert Camus réalisé au fusain et signé par Marie Viton sur papier fort.
Paru pour la première fois en 1945 dans la revue Arts à l’occasion de la représentation de Caligula au théâtre Hébertot dont Marie Viton signa les costumes, ce très précoce portrait est un des seuls dessins anthumes d’Albert Camus avec notamment la pointe sèche qu’Hans Bellmer réalisera onze ans plus tard pour la réédition de L’Envers et l’Endroit.
On connaît en effet de nombreuses photographies de l’écrivain dont le célèbre portrait de Cartier-Bresson, mais très peu d’artistes se sont aventurés à restituer au trait le long visage méditerranéen de l’écrivain philosophe.
Dans son étude sur “Les peintres de l’école d’Alger et la Méditerranée”, Jean-Pierre Benisti, le fils du peintre Louis Benisti, qualifie l’œuvre de Marie Viton de « seul portrait dessiné de Camus » et la date de leurs années algéroises.
Marguerite Isabelle Saïda Kœchlin, alias Marie Viton, figure de la vie intellectuelle et artistique algéroise rencontre Camus dans les années 1930 pendant l’aventure du Théâtre du Travail, pour lequel elle dessine les costumes. La profonde amitié qui naît entre l’artiste et le futur écrivain traversera toutes les épreuves de l’exil, de la guerre, et de la célébrité, jusqu’à la mort de Marie, au chevet de laquelle se tiendra encore Albert, le 1er juin 1954.
Dès leur première rencontre, Marie Viton, de vingt ans son aînée, impressionne le jeune Albert Camus et ses compagnons. Belle-fille du Prix Nobel de la paix Paul Balluet d’Estournelles de Constant, nièce du compositeur Charles Koechlin, artiste renommée, elle est l’autrice de grandes fresques sur les murs d’Alger, et dans les bâtiments publics du pays dont la gare de Bône. Mais c’est un autre talent de cette femme libre et audacieuse qui allait avoir une influence considérable sur le futur écrivain.
Pilote d’avion amatrice, elle offre en effet au jeune Camus de vingt-trois ans un voyage initiatique d’Alger à Djémila à bord de son avion et lui fait découvrir ce site antique dans les montagnes Kabyles.
Cette expérience inspire une nouvelle essentielle de son premier recueil Noces, « Le vent à Djémila », et influencera tout son cycle de l’absurde, dont la réflexion sur la mort entre Meursault et Chaplain rédigée en même temps que la nouvelle et, sans aucun doute, Caligula, dont Camus entame l’écriture peu de temps après cette expérience de l’absolu au cœur d’une ruine romaine.
C’est dans ces mêmes montagnes Kabyles que quelques années plus tard, Camus trouvera auprès des paysans berbères le second souffle de son œuvre : la Révolte.
On retrouve la trace de cette escapade initiatrice de Camus dans une note en annexe du manuscrit de son autobiographie inachevée, Le Premier Homme : « Marie Viton : avion » (feuillet IV). Ce simple rappel de son aventure aérienne semble indiquer l’intention de Camus de lui consacrer un chapitre qui eut sans doute éclairé les prémices de la pensée camusienne.
À défaut, le portrait de Marie Viton, est peut être le seul témoignage direct de ce moment capital.
Publié en 1945, au côté des maquettes de ses costumes qui marquent l’actualité théâtrale par leur audace esthétique en rupture avec le réalisme attendu, le dessin de Marie Viton présente un Camus très différent du portrait iconique immortalisé par Cartier-Bresson l’année précédente. Si on reconnaît l’inclinaison de tête, accentuant son large front, caractéristique de ses plus beaux portraits, les traits du visage semblent bien moins marqués par les années de guerre et la confiance en soi d’un écrivain reconnu. Tout au contraire, c’est bien la jeunesse de ce visage bien connu qui frappe ici, comme la modestie de son regard introspectif, tandis qu’une parole tente de prendre forme dans l’ombre d’une « ride du lion » pleine de promesses intellectuelles.
Ce ne serait alors pas anodin qu’Albert Camus et sa complice de jeunesse aient choisi ce portrait attaché au souvenir de la découverte des ruines antiques de Djémila. Quelle plus belle référence intime que ce visage de l’écrivain, à l’aube de son œuvre, pour illustrer la quête d’absolu destructrice du jeune empereur (révélation de Gérard Philipe) ?
Il faudrait alors non plus reconnaître dans cet émouvant portrait les traits juvéniles d’un auteur en devenir, mais, au delà de cette apparence, le visage ancestral du pays perdu d’Algérie, à son image et sa ressemblance.
D’aucuns jugeront fragile cette comparaison d’un visage et d’un paysage, pourtant Camus lui-même ne la renierait pas si l’on en croit une de ses nouvelles de jeunesse intitulée… « le vent à Djémila » :
« On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. II faut dix ans pour avoir une idée bien à soi dont on puisse parler. Naturellement, c’est un peu décourageant.
Mais l’homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n’a pas eu le temps de polir l’idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l’horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l’animal qui aime le soleil. Contrairement à ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n’a pas d’illusions. Elle n’a eu ni le temps ni la piété de s’en construire. Et je ne sais pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l’espoir et des couleurs, j’étais sûr qu’arrivés à la fin d’une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l’innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin.