Lettre autographe inédite signée de Victor Hugo adressée à Pierre Véron, rédacteur en chef du Charivari. Adresse manuscrite du destinataire, timbre et plusieurs cachets postaux au verso de la seconde page.
Plusieurs soulignements et corrections de la main de Victor Hugo. Un petit trou portant très légèrement atteinte à une lettre, dû au décachetage du courrier, ainsi que quelques traces de pliures sans gravité.
Importante lettre inédite, lyrique et politique, dans laquelle l'homme océan en proie à la solitude de son rocher guernesiais témoigne son affinité avec les artistes et journalistes républicains du Charivari.
Exilé à la suite du coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851, Victor Hugo est successivement chassé de Belgique et de Jersey. Il accoste finalement à Guernesey, dans les îles Anglo-Normandes et, grâce aux titanesques ventes des Contemplations, acquiert Hauteville House en 1856.
En ce mois de mars 1866, Adèle est partie vivre à Bruxelles avec leurs deux fils. Hugo, qui a refusé l'amnistie générale des prisonniers politiques signée par Napoléon III en 1859, a décidé de demeurer seul sur « [son] rocher », il y restera une quinzaine d'années.
C'est depuis cette « demeure haute, poétique et qui ressemble à [son] esprit » comme la décrivait Baudelaire que Victor Hugo écrit cette lettre au journaliste Pierre Véron, nouveau rédacteur en chef du Charivari, journal républicain satirique qui prend, sous son impulsion, une tournure plus engagée.
Restée inédite, cette lettre n'est peut-être jamais parvenue à son destinataire, comme le soupçonnera Victor Hugo dans une seconde missive adressée au même quelques semaines plus tard. En effet, le courrier du poète était étroitement surveillé. La teneur éminemment politique de cette missive adressée à « l'étincelante légion d'esprits du Charivari » n'échappa sans doute pas aux censeurs qui purent ainsi déceler dans les envolées lyriques du poète, une habile invitation à la sédition : « la nuit ne fait pas peur aux étoiles » ; « si ces chimères pouvaient devenir une réalité » ; « vous dire tout ce que je ne vous écris pas » et, peut-être, cette étrange annonce du (ou des) temps à venir : « Voici avril, voici mai, notre printemps est admirable »...
Pourtant cette invitation à « s'envoler par-dessus la mer jusqu'à [s]on rocher » est avant tout un émouvant témoignage de la solitude du poète qui offre à son correspondant deux superbes pages de prose poétique où affleurent les grands thèmes hugoliens : « Ma maison est sombre, c'est vrai, et ressemble un peu à la nuit » ; « nous causerions, vous, moi, tous vos amis, tous les miens, et je vous présenterais mon vieil océan » ; « ma cuisinière bretonne rapporte quelquefois [...] des monstres marins »...
« Je fais quelquefois un rêve. » Avec cet incipit, Victor Hugo crée un monde onirique dans lequel il « f[ait] de Hauteville House un grand dortoir » où « les ténèbres » de son exil se peuplent de « chimères » et de « monstres marins » qu'il invite son lecteur à déguster avec lui, le temps d'un « songe, un peu mêlé d'espérance ».
Mais malgré ce souffle allégorique, le poète ne dissimule pas sa nostalgie de la capitale : « Pourquoi ne me feriez-vous pas cette joie et n'apporteriez-vous pas Paris dans ma solitude ? Comme vous y seriez les bienvenus ! »
Ayant pourtant refusé de remettre les pieds en France, Hugo livre ses doutes à ce nouveau compagnon d'armes : « telles sont les illusions que je me fais » ; « le cœur de l'absent s'épanouirait, cela me ferait l'effet d'une rentrée dans la patrie, et je serais un moment heureux » ; « que de remerciements je vous dois, tantôt pour une page, tantôt pour un mot, toujours et partout ! »
Tiraillé entre l'effervescence culturelle parisienne et la féconde quiétude guernesiaise, Victor Hugo esquisse dans cette lettre un merveilleux portrait de son île, à l'image des marines qu'il se plaît à peindre. L'allusion au « rocher » n'est pas sans rappeler la série de photographies de l'écrivain sur le rocher des Proscrits à son arrivée à Jersey 1852, réalisée par son fils Charles. Le rocher qui était alors synonyme de rébellion, devient dans cette lettre le symbole de son isolement.
Mais la plus belle et importante image que peint Victor Hugo à son correspondant, est sans doute celle de son « vieil océan », ami fidèle du poète, qu'il ne se lasse pas de contempler du haut du lock-out qu'il a aménagé face à la mer. Il est pour lui non seulement une source d'inspiration romanesque - c'est à Guernesey qu'il compose Les Travailleurs de la mer, vaste fresque dépeignant les habitants de l'île - mais aussi picturale : il y peint de nombreuses marines, rendant hommage à cet élément qu'il affectionne tant. L'océan est aussi et surtout le miroir du poète, il symbolise le flux et le reflux de la pensée humaine. Victor Hugo avait d'ailleurs inventé le terme d'« homme océan », quelques années plus tôt à l'occasion du jubilé de William Shakespeare, désignant toute une série de génies qui ont fait l'histoire de l'humanité. L'océan ne serait-il pas le double du poète, élément à sa mesure qui symboliserait son ampleur et son polymorphisme ?
Ces années difficiles, loin de la France seront paradoxalement les plus fécondes de la carrière d'Hugo : c'est à Guernesey qu'il produira nombre de ses œuvres capitales notamment Les Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (1859) ou encore Les Misérables (1862).
Fidèle à ses engagements politiques et probablement conscient de la fertilité que lui procure Guernesey, il refusera une seconde fois l'amnistie en 1869 : « Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! ».