Lettre autographe inédite signée d'Albert Camus adressée à l'un de ses amis de jeunesse, rédigée à l'encre noire sur deux feuillets à en-tête de la Nrf. Plusieurs soulignements et ajouts de la main de l'expéditeur.
Quelques très infimes piqûres sans atteinte au texte, ainsi que deux traces de pliures inhérentes à la mise sous pli de la lettre.
Lettre inédite d'Albert Camus à un ami de la mémorable khâgne africaine, rédigée alors que la Guerre d'Algérie bat son plein.
Liés par une commune passion pour la littérature et l'engagement politique, les élèves et professeurs de la promotion 1932-1933, immortalisés par une célèbre photographie de classe, conservèrent des liens forts, leur vie durant, malgré les événements tragiques et l'éloignement. La lettre de Camus est une réponse à la demande de B***, devenu professeur de lettres classiques et auteur de quelques romans édités à Alger, d'intervenir en sa faveur auprès de Gallimard, pour la publication de son dernier manuscrit.
Si, vu de la capitale algérienne, Albert Camus est auréolé de ses succès littéraires, l'auteur de L'Homme révolté traverse en réalité ses années les plus sombres. Son analyse sans concession des idéologies et des révoltes lui valut en effet l'opprobre de toute l'intelligentsia parisienne au premier rang desquels son ancien ami, Jean-Paul Sartre. Malgré le soutien de quelques rares amis, Albert Camus fut profondément bouleversé par cette désaffection soudaine. Pendant près de cinq années, il ne publie presque rien d'autre que d'anciens écrits et quelques courts textes sur l'Algérie où il retourne quatre fois entre 1951 et 1956 pour retrouver « [non] pas le bonheur – mais plutôt une certaine tristesse ». En avril 1956, il vient juste d'achever La Chute, la plus sombre et la plus introspective de ses œuvres qui paraîtra un mois plus tard. L'Algérie est alors le seul flambeau de Camus, comme il l'écrit ici à B*** : « Je n'ai jamais quitté réellement l'Algérie. »
Durant ces cinq années, Camus projette d'organiser des réunions d'écrivains à Alger, des festivals de théâtre à Tipasa, des prix littéraires nord-africains, mais l'insurrection met un terme à tous ses projets et l'écrivain algérois, accusé de ne pouvoir choisir entre l'état colonial et l'indépendance, se retrouve à nouveau confronté au terrible manichéisme idéologique qu'il dénonçait dans L'Homme révolté : « Oui, nous sommes coincés entre deux fanatismes, une fois de plus. » La lettre de B*** est alors pour Camus tout à la fois le souvenir d'une Algérie merveilleuse des origines : « content de te voir plongé jusqu'au cou dans la terre algérienne », et le témoin de l'inexorable perte de sa terre natale dont il se sent « toujours (et plus que jamais) exilé », tandis que les candides attentes littéraires de son camarade le renvoient à sa propre écriture tarie depuis cinq ans : « Tu pèches par excès, parfois. Mais l'exubérance se corrige, se taille comme l'arbre, tandis que la sécheresse… »
La réponse de Camus, enthousiaste, révèle la profonde affection de l'écrivain pour cet ami d'enfance et tout ce qu'il représente : « Eh ! Non je ne t'ai pas oublié, il s'en faut. »
Cette lettre est l'occasion d'évoquer tous leurs amis communs du lycée Bugeaud. Ceux qu'il continue à voir : « de temps en temps, quelques nouvelles, par Mathieu, par Belamich ou Fréminville, que je vois toujours, par Boyer, une fois », comme ceux qui ont disparu : « ému […] de trouver le souvenir de Coulombel […] que j'aimais beaucoup ». La figure de Philippe Coulombel, mort en service aérien à Tipasa, hantera Camus qui projettera, lui aussi, de le faire apparaître dans un roman.
Mais la personne la plus importante que Camus évoque dans cette lettre est incontestablement leur professeur commun qui fut à l'origine de leur vocation littéraire et qui reste le premier soutien de Camus : « Grenier est toujours mon bon maître. […] depuis vingt-cinq ans je n'ai pas cessé de sentir mon amitié pour lui. » Cependant, en ce mois d'avril 1956, c'est avant tout l'Algérie qui domine l'esprit et l'écriture de Camus et qui transparaît à chaque ligne : « J'aurais aimé parler avec toi de la “situation”. J'ai l'Algérie sur le cœur et elle pèse lourd. » Quelques mois plus tôt, les violentes réactions à son « Appel à la Trêve civile » du 22 janvier à Alger, contribuaient à son sentiment d'impuissance face à l'extrémisme des positions.
Camus rêvait d'une colonisation transformée en association, de la concorde des « deux peuples » d'Algérie. Mais son plaidoyer pacifique suscita d'acerbes critiques et des menaces de mort qui le contraignirent à rentrer en France où, confronté à la même incompréhension, il décidera de ne plus rien écrire sur l'Algérie « afin de n'ajouter ni à son malheur, ni aux bêtises qu'on écrit à ses propos ». Aussi est-ce avec une vraie incertitude qu'il conclut sa lettre à B*** par un vain espoir : « J'espère en tout cas te voir à Alger si j'y retourne. » Dans ce contexte, les conseils littéraires de Camus à son camarade portent la trace de la profonde remise en question de l'écrivain esseulé et désabusé : « Le malheur est qu'en ce moment les éditeurs demandent à leurs lecteurs surtout des raisons de ne pas éditer. Une seule réserve suffit. à moins qu'il s'agisse d'un livre “commercial” ou supposé tel. »
Cette Algérie, qu'il retrouve avec bonheur dans les livres de B*** : « j'avais lu avec des plaisirs de complicité Mon Bled et Broussailles » ; « Et puis amusé et entraîné par le reste, les types, la verve, et la couleur », Camus lui conseille explicitement d'en faire l'économie : « Pourquoi ne pas attaquer un sujet moins localisé, une histoire où tous pourraient se reconnaître ? Tu as le souffle, la force. »
Mais par-delà la politique, la littérature et les souvenirs, c'est au détour d'une phrase anodine que Camus révèle son intime crainte – mêlée de désir – d'une autre vie dont l'écriture serait absente : « Il y faudrait le temps aussi, je le sais. Un métier, une famille, c'est quelque chose, et qui suffit à remplir une vie. » Cette vie, ce sera celle du personnage principal de son ultime roman inachevé : Le Premier Homme.
Profondément touché par cette amicale réminiscence de sa jeunesse, le futur prix Nobel de Littérature conclut sa lettre par un modeste et éminemment sincère : « Merci de m'avoir écrit. »
Très belle lettre inédite dans laquelle se mêlent les deux grandes et intemporelles obsessions camusiennes : l'écriture et l'Algérie.