Lettre autographe de Pierre-Joseph-Marie Proudhon, signée et datée du 7 novembre 1862. 3 pages pages à l'encre noire sur un bifeuillet. Pli du bifeuillet fragilisé, sans atteinte au texte. Absente de sa correspondance parue chez Lacroix en 1875.
Importante missive probablement inédite de Proudhon à son éditeur Alphonse Lebègue, qu'il considère comme "la cause de la liberté en France et de l'indépendance en Belgique" dans ces lignes.
Proudhon souligne l'importance de son combat idéologique pour le fédéralisme en Europe, après la publication controversée de son pamphlet La Fédération et l'unité en Italie, et quelques mois avant la parution de son testament politique Du Principe fédératif. Il critique violemment la piètre qualité de l'Histoire du Consulat et de l’Empire d'Adolphe Thiers, son célèbre adversaire. Depuis ses années à Bruxelles, Proudhon avait voulu écrire un livre déboulonnant le mythe de Napoléon porté dans cet ouvrage.
Ayant quitté définitivement la Belgique deux mois auparavant, Proudhon subit alors les réactions des Belges à ses articles prédisant l'annexation du pays par l'empire de Napoléon III, qui prendrait comme modèle l'unification de l'Italie. A l'unification centralisée, Proudhon oppose le fédéralisme, qui est selon Jorge Cagiao y Conde, "la partie positive ou reconstructive d’une œuvre qui, jusqu’à la fin des années 1850, en était restée à un stade négatif ou critique. Prenons donc au sérieux les mots de Proudhon : après le démolisseur, il y a bien un bâtisseur. La théorie fédérative de Proudhon occupe sans aucun doute une place de choix dans l’histoire de l’idée fédérale. Tout comme la Constitution des États-Unis de 1787 marque un avant et un après dans l’histoire du fédéralisme, on peut considérer qu’il y a aussi un avant et un après Proudhon." Cette profession de foi s'accompagne de projet de pamphlet :
"Le principe de fédération que j'ai posé tend à prendre sa place, et les Belges intelligents ne peuvent manquer de comprendre que leur véritable garantie est là. [...]
Ma brochure a produit une émotion aussi grande qu'en Belgique : la masse, infatuée d'unités et de Garibaldisme, est contre moi. Mais les clairvoyants battent avec énergie, la réaction se fait ; déjà le ton des journaux a baissé ; on s'aperçoit que la question doit être remise à l'étude le soupçon que la cause de la liberté et de la République est compromise par l'unitarisme garibaldien se répand de tous côtés. Encore une brochure de ma part, de 30 ou 40 pages au plus, et mon idée triomphe, j'ose le dire, sur toute la ligne. Dans 3 mois, les belges qui résonnent reconnaîtront qu'avec cette idée de fédération sur laquelle je compte faire reposer toute la politique intérieure et extérieure, l'annexion de leur pays est impossible. Vous savez comme les idées vont vite en France : nous sommes en train de voir un de ces revirements. C'est que c'est pourtant, qu'une contradiction énergique, formulée à propos, et dirigée contre des hommes autorisés !... Supposez qu’au lieu de m'adresser à Mazzini et Garibaldi j'eusse dirigé mon argumentation contre M. Grauquillot ou [Alphonse] Peyrat [directeur de La Presse], rien n'était fait, je perdais mon temps et mon papier.
Ceci, cher monsieur Lebègue est confidentiel et entre nous. Prenez note de la communication que je vous fais, si vous le jugez utile, ne me citez pas. Dans une quinzaine vous recevrez mon quatrième article. L’Office en souvenir de ma collaboration, on voulait faire un petit commentaire et quelques citations, cela ferait bien, je crois, pour tout le monde. Vous savez que je ne cherche ni adulations ni adhésions ; de la publicité seulement ; et je me tiens pour satisfait. Vous seriez la cause de la liberté en France et de l'indépendance en Belgique […]"
La missive de Proudhon se fait également le témoin de la grande rivalité qui l'opposait à Adolphe Thiers. Ce dernier avait notamment rejeté en bloc le célèbre projet de loi du 31 juillet 1848 porté par Proudhon visant à établir un « impôt du tiers » sur les revenus des propriétés. Proudhon s'attaque en retour dans cette lettre au magnum opus de Thiers, sa titanesque Histoire du Consulat et de l’Empire. C'est la démarche même de la fresque hagiographique napoléonienne de Thiers que Proudhon remet en cause ici :
"J'ai commencé à prendre connaissance de cette fin de l'œuvre de M. Thiers : elle est d'une extrême faiblesse. L'auteur a eu un tort : ça a été de publier ses volumes au fur et à mesure qu'il les écrivait et de les écrire au fur et à mesure que le libraire lui demandait de la copie. Il devait arriver qu'après 25 ans le talent de l'écrivain se trouverait fatigué et que la fin ne répondrait pas au commencement. Il fallait tout mener de front ; tout commençait à la fois afin de pouvoir sans cesse retrouver et améliorer toutes les parties. Et puis l'ouvrage terminé, livrer le manuscrit à l'éditeur qui aurait fait ensuite pour le mieux."
Remarquable synthèse des aspirations de Proudhon pour l'avenir fédéral des nations dans cette véhemente lettre politique. Pour Sainte-Beuve, la correspondance de Proudhon doit être considérée comme son œuvre capitale ; « toutes les lettres que j'ai vues de lui sont sérieuses : aucune n'est banale » ; il ajoute : « l'histoire de son esprit est dans ses lettres : c'est là qu'il faut la chercher » (cité dans Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 1991, p. 649).