Double lettre autographe de Victor Segalen adressée à Emile Mignard. Dix pages rédigées à l'encre noire sur deux doubles feuillets et un feuillet simple. Pliures transversales inhérentes à l'envoi.
Emile Mignard (1878-1966), lui aussi médecin et brestois, fut l'un des plus proches amis de jeunesse de Segalen qu'il rencontra au collège des Jésuites Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Brest. L'écrivain entretint avec ce camarade une correspondance foisonnante et très suivie dans laquelle il décrivit avec humour et intimité son quotidien aux quatre coins du globe. C'est au mariage de Mignard, le 15 février 1905, que Segalen fit la connaissance de son épouse, Yvonne Hébert.
Emouvante lettre relatant notamment le terrible cyclone qui frappa les Îles Pomotou à l'arrivée de Victor Segalen en Polynésie.
Un violent cyclone s'était en effet abattu sur l'archipel le 7 janvier 1903 ; « dès le 27, la Durance appareille en compagnie de la canonnière la Zélée et du croiseur italien la Calabria, pour porter de l'eau, des vivres et des médicaments aux indigènes durement éprouvés par le cataclysme. » (Henry Bouillier, Victor Segalen) Le docteur Segalen décrit dans cette longue lettre la catastrophe qui s'est abattue sur l'archipel polynésien : « Tout a été pillé par le cyclone du 15 janvier. Des villages il ne reste qu'un humus informe, où priment surtout les cadres de bicyclettes et les détritus de machines à coudre qui étaient les deux grandes joies des indigènes. 700 morts et 200 cotres broyés. Tout le monde vivait de la pêche et des perles. Mais le lagon est ensablé, les pêcheries enfouies. Le pays est pauvre pour longtemps. »
C'est à l'occasion de cette mission de sauvetage que Segalen découvrira les difficiles conditions de vie des indigènes : « Aux nombreux morts, aux désastres provoqués par le cyclone s'ajoutent les méfaits d'une civilisation artificiellement plaquée. La santé même des indigènes est gravement atteinte : la syphilis, la tuberculose, l'alcoolisme détruisent rapidement une race autrefois florissante. » (op. cit.) Subjugué par la découverte de cette population des plus exotiques, Segalen la décrit de manière très anthropologique à son ami : « La race est sympathique, propre ; sans aucune odeur, si ce n'est celle un peu trouble de l'huile de coco dont ils imbibent leur chevelure ; de plus, ils sont extrêmement respectueux des conseils médicaux, et suivent avec un scrupule extrême les prescriptions du « taote » (médecin). [...] je pénètre, à ce jeu, infiniment plus la race que les petits aspirants, qui, pour avoir honoré quelques pertuis indigènes de leur visite virile, et dansé dans tous les salons « anglo-franco-rastahitiens » se croient initiés à l'essence du pays. » Segalen cède cependant lui aussi aux plaisirs de la chair, mais mène alors une vie presque maritale avec une Tahitienne : « Eveillé dès l'Aube, cette aube immuable des pays tropicaux, par un « ia ora na » de Mara, cette jeune vahiné dont je te parlais dans ma première lettre, et qui partage actuellement ma couche, je saute sur le coco frais qu'elle me tend, du geste éternel. [...] Elle s'est levée depuis longtemps, a rangé mon « Faré », petite maisonnette où j'ai logé mes pénates terrestres. Et puis elle s'assied par terre sur une natte et s'attelle à mon chapeau. » Le jeune médecin, arrivé en Polynésie il y a une quinzaine de jours à peine, est totalement envouté et livre dans cette lettre ses impressions à travers de beaux passages très oniriques : « Des parfums chantent. Le tiaré, fleur blanche odorante que l'on porte à l'oreille, vous grise un peu, et aussi la vanille, et, si l'on frôle les indigènes, on hume l'odeur féminine et grasse de l'huile de coco. Alors, la main à la main je vais, en récoltant de la bouche de Mara des mots tahitiens sonores, dans la nuit claire, aux alentours de la ville endormie. Ou bien, dans la yole de la Durance, légère aux avirons, je vais courir dans l'eau verdie par les fonds de coraux. Tout se fond dans un rut qui n'est que rut et le plus strictement épidermique que j'ai pu ressentir. Je dois dire que le Tact est pleinement satisfait, car je défie une peau blanche d'approcher du velouté, du fondu, du caressant auquel arrive l'épiderme ambré et doré de nos petites vahinés. » A l'opposé de ces descriptions très poétiques, Segalen relate avec froideur et condescendance ses rapports avec ses congénères européens : « [...] ces discussions sont pour la plupart du temps bien vides, roulant sur les femmes ou sur l'avancement, ou surtout sur les bévues et sur l'incapacité des supérieurs, thème inépuisable. Ou encore sur les histoires de basse petite province qui courent la ville. Un peu d'esprit. Des mimiques amusantes. Fort peu d'idées générales. »
Très belle et longue lettre, important témoignage des débuts de Segalen en Polynésie.