Très rare collection complète de Rivages, revue de culture méditerranéenne qui ne comptera que deux numéros publiés en décembre 1938 et février-mars 1939. Relié en tête du premier numéro, figure le rarissime bulletin d’abonnement. Seulement cinq exemplaires recensés en institutions (BnF, Oxford, Harvard, Yale, NYU).
Reliure à la bradel en pleine toile ocre, dos lisse, pièce de titre de chagrin vert, couvertures et dos conservés, reliure de l’époque.
Contributions d’Albert Camus, Jules Supervielle, Emmanuel Roblès, Jean Tardieu, Gabriel Audisio, Federico Garcia Lorca, Antonio Machado, Eugenio Montale...
Rare exemplaire de cette éphémère revue créée par Camus avec Gabriel Audisio et Jacques Heurgon, qui sera interrompue par la censure après seulement deux numéros.
On trouve l’une des toutes premières expressions de l’« humanisme méditerranéen » de Camus alors âgé de vingt-quatre ans. Le jeune écrivain y publie une partie de Noces et rédige surtout le manifeste de la revue, qui annonce déjà la présence constante et sensible de la Méditerranée dans la trame même de son œuvre.
Lorsque Camus lance Rivages sous l’égide de son éditeur et ancien camarade Edmond Charlot, le jeune écrivain avait déjà terminé ses études supérieures, fondé le Théâtre du Travail puis celui de l’Équipe, milité pour le projet Blum-Viollette afin d’étendre le droit de vote en Algérie, contribué à l’Alger Républicain, et même dirigé la Maison de la culture d’Alger.
On cite très souvent la « présentation de la revue Rivages » par Camus, en tête du premier numéro, pour tenter de cerner sa philosophie – paradoxe s’il en est, car Camus a toujours refusé de se revendiquer comme philosophe, et fut souvent décrié pour cette position. Les aspirations et convictions intimes camusiennes figurent bien dans ce manifeste-plaidoyer pour la tolérance et la diversité, rejetant toute revendication fasciste de la Latinité :
« Il n’échappera à personne qu’un mouvement de jeunesse et de passion pour l’homme et ses œuvres est né sur nos rivages. Des tendances diverses, incoordonnées, véhémentes, s’expriment dans la maladresse et l’injustice. [...] À l’heure où le goût des doctrines voudrait nous séparer du monde, il n’est pas mauvais que des hommes jeunes sur une terre jeune, proclament leur attachement à ces quelques biens périssables et essentiels qui donnent un sens à notre vie : mer, soleil et femmes dans la lumière. Ils sont le bien de la culture vivante, le reste étant la civilisation morte que nous répudions. S’il est vrai que la vraie culture ne se sépare pas d’une certaine barbarie, rien de ce qui est barbare ne peut nous être étranger. Le tout est de s’entendre sur le mot barbare. Et cela déjà constitue un programme. »
Avec cette nouvelle revue, il appelle au développement d’une littérature de la méditerranée dans la splendeur de son unité, mais surtout de ses contrastes : « C’est ce scintillement plein de vie que l’on retrouve dans des œuvres telles que L’Envers et l’Endroit ou Noces, et même dans certains passages de L’Étranger. » (Hélène Rufat, À travers et par la Méditerranée : regards sur Albert Camus). Ce superbe texte préfigure déjà la position qu’il adoptera sur la question de l’indépendance algérienne – celle d’embrasser une culture et une société « bariolée » dans un esprit de conciliation. Comme le rappelle François Mattei, Camus a même glissé ici le nom du plus célèbre protagoniste de ses romans : « Dès ses premiers textes, Camus a dressé le cadre immuable de ce qu’il appelle en 1938 dans la revue Rivages une pensée inspirée par les jeux du soleil et de la mer ». On devine le nom de Meursault qui sera, quelques années plus tard, le héros de La Mort heureuse puis le narrateur de L’Étranger. Nous sommes en présence de ce monde méditerranéen qui, selon la remarque de L’Homme révolté, « reste notre premier et notre dernier amour » (La Pensée méditerranéenne d’Albert Camus).
Rivages est imprimée – assez artisanalement – sur les presses de son ami Claude de Fréminville, également contributeur de la revue, qui venait de créer une imprimerie rue Barbès, à Alger. Camus fonde avec lui les éditions CA-FRE (Camus-Fréminville) et publiera Jean Hytier, Léo-Louis Barbès, Christian de Gastyne et Blanche Balain. Le second numéro de Rivages contient en édition pré-originale le célèbre essai camusien L’été à Alger, qui paraîtra en volume dans Noces, également publié chez Charlot. Le troisième et dernier numéro de Rivages consacré à Garcia Lorca ne paraîtra jamais. Les morasses seront saisies et détruites par les autorités, qui exerçaient un contrôle des imprimés dès avant la déclaration de guerre. Après la définitive interruption de Rivages, Camus étendra son engagement méditerranéen à l’Europe tout entière victime des totalitarismes – en prenant la tête du journal Combat.
Rare exemplaire de cette revue contenant une des toutes premières productions littéraires de Camus, et visant à l’éclosion d’une « méditerranéité », un socle commun de culture, de nature et de pensée solaire dont l’écrivain sera la figure de proue.