Epreuve imprimée avec envoi et correction autographe "Victor Hugo à l'Espagne" au lieu de "Victor Hugo et l'Espagne" d'un article de Hugo écrit à Guernesey daté dans l'impression "Hauteville House, 22 octobre 1868". Publié dans La Liberté (26 octobre 1868), avec une dédicace à Emile de Girardin ("à mon cher et grand ami") qui ne figure pas encore dans ce placard préparatoire. Plis inhérents au format allongé du feuillet, un petit accroc sur une lettre sans manque.
Epreuve enrichie d'une correction autographe au titre et d'un exceptionnel envoi autographe signé au critique littéraire puis polémiste politique Eugène Pelletan: « A Eugène Pelletan Victor Hugo ». L'écrivain adresse cet appel à l'Espagne républicaine à la suite de la révolution de Septembre, qui avait mis fin au règne despotique d'Isabelle d'Aragon. Hugo nourrissait un immense espoir qu'une république espagnole pourrait être décisive non seulement pour la prospérité du peuple espagnol mais aussi pour la paix et la démocratie européennes.
Pelletan avait lui-même signé le mois précédent un article au vitriol sur le départ de la reine d'Espagne dans son journal La Tribune. Le présent placard apporte la preuve inédite que Victor Hugo a réagi à la suite de Pelletan et lu son appel républicain, qu'il réitère ici par sa verve lyrique, caracéristique de ses écrits politiques. Les deux hommes essuyèrent une violente salve de critiques après la publication de leurs articles.
Ce superbe et rententissant placard marque le retour d'Hugo en politique après la disparition de sa femme : "Mais le devoir ne lâche pas prise. Il a d'impérieuses urgences. Mme Victor Hugo, on vient de le voir, était morte en août. En octobre, l'écroulement de la royauté en Espagne redonnait la parole à Victor Hugo. Mis en demeure par de si décisifs événements, il dut, quel que fût son deuil, rompre le silence" lit-on dans l'introduction au texte de l'article, republié en 1875 dans Actes et Paroles pendant l'exil. Son attachement et son affection pour l'Espagne lui viennent de son enfance passée auprès de son père, Joseph Léopold Sigisbert Hugo, général dans les armées de Napoléon et gouverneur d'Ávila, Ségovie, Soria et Guadalajara sous le règne de Joseph Bonaparte. C'est d'ailleurs le fils d'Eugène Pelletan qui soulignera les forts liens d'Hugo avec ce pays : "On a souvent noté pour Victor Hugo l'action du voyage d'Espagne, sur la forme et le fond de toute son œuvre. Pour la forme, la terrible netteté de la lumière, le pittoresque bizarre, le mélange du sublime et du fantasque; pour le fond, la vision grandiose de l'épopée impériale, et ses soudaines vicissitudes de fortune." (Camille Pelletan, Victor Hugo Homme Politique).
"VICTOR HUGO ET [correction autographe "à"] L'ESPAGNE
Un peuple a été pendant mille ans, du sixième au seizième siècle, le premier peuple de l’Europe, égal à la Grèce par l’épopée, à l’Italie par l’art, à la France par la philosophie ; ce peuple a eu Léonidas sous le nom de Pélage, et Achille sous le nom de Cid ; ce peuple a commencé par Viriate et a fini par Riego ; il a eu Lépante, comme les grecs ont eu Salamine ; sans lui Corneille n’aurait pas créé la tragédie et Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique [...] Naissant, ce peuple a tenu en échec Charlemagne, et, mourant, Napoléon. Ce peuple a eu des maladies et subi des vermines, mais, en somme, n’a pas été plus déshonoré par les moines que les lions par les poux. Il n’a manqué à ce peuple que deux choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la navigation, par l’aventure, par l’industrie, par le commerce, par l’invention appliquée au globe, par la création des itinéraires inconnus, par l’initiative, par la colonisation universelle, il a été une Angleterre, avec l’isolement de moins et le soleil de plus. Il a eu des capitaines, des docteurs, des poëtes, des prophètes, des héros, des sages. [...]
Aujourd’hui, de cette cendre cette nation renaît. Ce qui est faux du phénix est vrai du peuple.
Ce peuple renaît. Renaîtra-t-il petit ? Renaîtra-t-il grand ? Telle est la question.
Reprendre son rang, l’Espagne le peut. Redevenir l’égale de la France et de l’Angleterre. Offre immense de la providence. L’occasion est unique. L’Espagne la laissera-t-elle échapper ?
Une monarchie de plus sur le continent, à quoi bon ? L’Espagne sujette d’un roi sujet des puissances, quel amoindrissement ! D’ailleurs établir à cette heure une monarchie, c’est prendre de la peine pour peu de temps. Le décor va changer.
Une république en Espagne, ce serait le holà en Europe ; et le holà dit aux rois, c’est la paix ; ce serait la France et la Prusse neutralisées, la guerre entre les monarchies militaires impossible par le seul fait de la révolution présente, la muselière mise à Sadowa comme à Austerlitz, la perspective des tueries remplacée par la perspective du travail et de la fécondité, Chassepot destitué au profit de Jacquart ; ce serait l’équilibre du continent brusquement fait aux dépens des fictions par ce poids dans la balance, la vérité ; ce serait cette vieille puissance, l’Espagne, régénérée par cette jeune force, le peuple ; ce serait, au point de vue de la marine et du commerce, la vie rendue à ce double littoral qui a régné sur la Méditerranée avant Venise et sur l’Océan avant l’Angleterre ; ce serait l’industrie fourmillant là où croupit la misère ; ce serait Cadix égale à Southampton, Barcelone égale à Liverpool, Madrid égale à Paris. Ce serait le Portugal, à un moment donné, faisant retour à l’Espagne, par la seule attraction de la lumière et de la prospérité ; la liberté est l’aimant des annexions. Une république en Espagne, ce serait la constatation pure et simple de la souveraineté de l’homme sur lui-même, souveraineté indiscutable, souveraineté qui ne se met pas aux voix ; ce serait la production sans tarif, la consommation sans douane, la circulation sans ligature, l’atelier sans prolétariat, la richesse sans parasitisme, la conscience sans préjugés, la parole sans bâillon, la loi sans mensonge, la force sans armée, la fraternité sans Caïn ; ce serait le travail pour tous, l’instruction pour tous, la justice pour tous, l’échafaud pour personne ; ce serait l’idéal devenu palpable, et, de même qu’il y a l’hirondelle-guide, il y aurait la nation-exemple. De péril point. L’Espagne citoyenne, c’est l’Espagne forte ; l’Espagne démocratie, c’est l’Espagne citadelle. La république en Espagne, ce serait la probité administrant, la vérité gouvernant, la liberté régnant ; ce serait la souveraine réalité inexpugnable ; la liberté est tranquille parce qu’elle est invincible, et invincible parce qu’elle est contagieuse. Qui l’attaque la gagne. L’armée envoyée contre elle ricoche sur le despote. C’est pourquoi on la laisse en paix. La république en Espagne, ce serait, à l’horizon, l’irradiation du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement ; ce serait ce géant, le droit, debout en Europe, derrière cette barricade, les Pyrénées.
Si l’Espagne renaît monarchie, elle est petite.
Si elle renaît république, elle est grande.
Qu’elle choisisse."
Ce cri du coeur républicain - ainsi que celui de Pelletan - fit couler beaucoup d'encre, tant en Espagne qu'en France. On accuse Eugène Pelletan d'avoir écrit "un surcroît d'injures contre la reine détrônée et contre la femme exilée" (Louis Veuillot). Un directeur de journal de Cadix se fendit même d'un long pamphlet analysant point par point les références historiques de cet article d'Hugo (Manuel Sala, L'Espagne et la République. Réponse à V. Hugo, 1868). Ses opinions anticléricales et anti monarchistes sur cette révolution espagnole en avaient scandalisé plus d'un, notamment Veuillot, qui après avoir crucifié Pelletan, s'attaque à Hugo, "un grand poète et plein de tonnerres et d'éclairs et de véritables foudres comme le paon est un fort bel oiseau couvert d' émeraudes de saphirs et de rubis. Mais de si riches dons soufflent l'orgueil et l'orgueil pousse au ridicule" (Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, vol. III). Au vu de ses critiques, on doit encore citer Camille Pelletan, qui rappelle que "Le génie de Victor Hugo était un génie de combat : aussi sa gloire a toujours marché dans un déchaînement de passions furieuses. Il était donc dans sa destinée d'être aussi violemment injurié dans son rôle politique que dans son œuvre littéraire".
Il est intéressant de noter que cet appel de Hugo eut une postérité en Espagne. Plus d'un siècle après sa publication, il sera repris après la chute du régime franquiste, et republié par les opposants à la monarchie dans un pamphlet bilingue : "La révolution de septembre 1868 avait triomphé et Isabelle II avait été dépossédée de sa couronne. [...] De son exil de Guernesey, Victor Hugo publia cet appel aux Espagnols, dans lequel, aprés avoir magnifiquement rappelé les gloires du passé de ce peuple, les invitait à profiter de cette occasion offerte par la Providence pour proclamer la République. La mort du « Caudillo » ayant mis fin á l'ére franquiste, l'Espagne se voit à nouveau face à la recherche de sa destinée. L'option ne peut pas être renoncée : la monarchie continuiste de Don Juan Carlos ou la reprise de la légalité républicaine interrompue par la néfaste guerre civile. En ce moment, la voix prophétique de Victor Hugo retrouve une nouvelle actualité. Entendez et réfléchissez" (préface à la republication de l'article dans ce pamphlet sans date, conservé aux archives municipales de Betanzos).
Rarissime épreuve d'un important écrit politique de l'exilé de Guernesey, qui appelait de ses voeux la République tant en France qu'en Espagne. Ce texte apparaît, par cet exceptionnel envoi, comme une réponse à Pelletan, grand militant pour la république espagnole, qui comptera bientôt parmi les pères fondateurs de la IIIe République Française.