Lettre autographe signée de Gracchus Babeuf, datée du 8 Pluviôse [an II] (27 janvier 1794). 2 pages et demi sur un bifeuillet de réemploi, la lettre a été écrite autour d'une ancienne inscription de Babeuf : "Histoire des Conspirations et des Conspirateurs du Département de la Somme ; Qui comprend celle des Persécutions et des quatre Procès criminels intentés, depuis 89, à un second Marat, son émule dans le Département".
Publiée – à l’exception du titre Histoire des Conspirations… qui n’a pas été mentionné dans la description de la lettre – dans Victor Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme d'après de nombreux documents inédits, vol. I, 1884, p. 101-102.
Extraordinaire chapelet de grossièretés de la main du révolutionnaire et précurseur du communisme Gracchus Babeuf, adressé à son fils aîné, qui contribuera à la diffusion du babouvisme. Babeuf écrit la lettre sur un feuillet de réemploi, qui porte le titre intégral d’un de ses écrits disparus – dont on ne connaissait jusqu’alors qu’une partie : « Histoire des Conspirations et des Conspirateurs du Département de la Somme ; Qui comprend celle des Persécutions et des quatre Procès criminels intentés, depuis 89, à un second Marat, son émule dans le Département ».
« 8 pluviôse [an II].
La grande joie du papa d'Emile.
De voir que la bougre de vérole fout le camp plus vite qu'elle n'est venue, et qu'elle laisse tranquille mon enfant. Ses bons avis au petit rechapé pourquoi ne fasse pas revenir la bougresse en s'étouffant de manger, et pour qu'il ne foute pas tant ses doigts dans les sacrés boutons, pour se faire venir plus laid qu'un cul plein de merde.
Ah ! foutre j'avais bien dit que la bougresse de petite vérole n'avait plus que pour quelques jours à te tourmenter. Cette foutue maladie comptait bien t'emporter dans la terre. Quel sacrée bête de figure tu aurais fait là. Mais nous avons bien attrapé cette sacredieu de dégoûtante d'aristocrate. Nous lui avons résisté, nous lui avons fait voir que nous étions assez forts pour nous foutre d'elle, nous avons gobé le sureau et les autres drogues qu'il fallait, et la canaille a été obligée de sortir de notre corps, où elle voulait nous étouffer. Ah, maudite coquine, nous nous contre-foutons de toi, à présent. Tu crois peut être nous faire encore quelque chose en imaginant que nous allons manger comme des gloutons, avant que tu sois tout à fait au diable, ou bien tu pense [sic] que nous allons nous gratter pour être plus laid qu'un jean foutre de cul. Tu en auras menti, bougre de méchante. Nous ferons tout ce qu'il faudra pour que tu ne nous joue aucun mauvais tour, et que le diable t'emporte à jamais, foutre
Babeuf »
Robert Babeuf – appelé Emile en hommage à l’ouvrage fondateur de Rousseau – a huit ans et demi lorsqu’il reçoit de son père cette missive graveleuse. Babeuf avait compris l’importance sociale de l’éducation et fut le précepteur attentif de son fils aîné, qui devait faire partie d’une toute nouvelle génération de citoyens. Il aspirait même à enseigner officiellement à son fils en prenant le poste d’instituteur dans la ville de Montmorency « ce lieu sanctifié par Rousseau » écrira-t-il à Anaxagore Chaumette. Au début de l’année 1794, Emile reçoit de son père alors emprisonné à Paris des leçons de pédagogie, de morale, d’orthographe d'un ton empreint de tendresse. Notre lettre est seule à arborer ce style absolument unique dans les écrits de Babeuf, criblé d’insultes, qui fait ouvertement l’analogie entre la noblesse et la petite vérole dont souffrait son fils. Elle est aussi l’une des seules de cette correspondance à son fils qui ne soit pas conservée à Moscou ou aux archives de la Somme. Cette incroyable logorrhée a été souvent comparée au style du Père Duchesne, journal du sans-culotte Jacques-René Hébert, dont Babeuf se rapproche à cette époque. Nous sommes quelques semaines avant la disgrâce d’Hébert qui le conduira à la guillotine le 4 germinal an II (24 mars 1794). Emprisonné, Babeuf réchappe à l'élimination des hébertistes avant d'être libéré en juillet. Noël Charavay, marchand d'autographes et grand expert de Babeuf, affirmait qu'Emile servait à son père de commissionnaire pour faire parvenir des missives lorsqu'il se sentait surveillé : cette lettre, qui se distingue tellement des bienveillants conseils que Babeuf adressait à son fils, pourrait-elle donc être codée ?
Dénonçant les accapareurs de Picardie, Babeuf avait été emprisonné à trois reprises avant de retrouver une nouvelle fois les geôles à Paris. Son indéfectible soutien des révoltes paysannes et ouvrières lui avait attiré de nombreux ennemis et poussé à préparer un grand mémoire de défense faisant le récit de son combat semé d'embûches pour l'égalité fiscale et les droits des communautés paysannes à Roye et Bulles. Comme le souligne Alfred Espinas « C’est au cours de l’an II que l’attention de Babeuf commence à se porter sur l’idée de conspiration. Un de ses biographes déclare avoir vu à l’état de manuscrit prêt pour l’impression une Histoire des Conspirations et des Conspirateurs du département de la Somme, que Babeuf aurait écrite à cette date. » Cette idée de conspiration aurait-elle mené au propre soulèvement de Babeuf contre le Directoire, la fameuse Conjuration des Egaux ?
A l'inverse d'Advielle, qui écrit avoir vu « le manuscrit préparé pour l'impression » de ce mémoire – les chercheurs s’accordent à dire, depuis le XIXe siècle jusqu’aux études les plus récentes, que cet écrit était demeuré inachevé. La présente lettre est selon toute vraisemblance, la seule à porter le titre complet de ce texte qui ne vit jamais le jour. Babeuf l’avait inscrit sur ce feuillet, avant de le biffer intégralement lorsqu’il réutilisera le papier pour rédiger cette lettre à son fils. Aucun biographe n’a cité la seconde partie de ce titre : « Qui comprend celle des Persécutions et des quatre Procès criminels intentés, depuis 89, à un second Marat, son émule dans le Département ». Comme le souligne Schiappa, « Dans ce conflit, à la fois local et révolutionnaire, Babeuf joue le rôle de « Marat de Picardie », comme il se définit ». Dans ce titre inédit, il s'affuble d’un autre épithète, celui de « second Marat » ressuscité, prêt à prolonger le combat pour la sainte égalité.
La plus provocante pièce de correspondance jamais écrite par Gracchus Babeuf, au ton hébertiste « exagéré », portant la rarissime trace biffée d'une oeuvre inachevée.