Manuscrit inédit rédigé d'une main inconnue, probablement celle d'un copiste du Marquis. Ratures et biffures du copiste et 7 annotations et biffures de la main du Marquis de Sade.
Provenance : archives de la famille.
Très important manuscrit préparatoire au Voyage d'Italie, dans lequel le jeune Marquis de Sade, sous couvert d'une étude du système judiciaire romain, développe les grands thèmes philosophiques de ses romans à venir.
Le premier feuillet du manuscrit est manquant, le Marquis ne l'a pas conservé lors des différentes étapes de l'élaboration de son texte, car le cahier a été retrouvé tel quel lors de l'ouverture en 1948 de sa malle, conservée scellée par la famille depuis sa mort en 1814. Ce précieux manuscrit inédit témoigne de la méticuleuse méthode de travail de Sade. Pour la rédaction de son Voyage d'Italie, ce dernier reçoit dans un premier temps le concours de plusieurs correspondants, principalement Mesny et Iberti, deux amis rencontrés au cours de ses voyages. Le Marquis utilise ensuite les notes très détaillées de leurs lettres, les met en ordre, puis rédige, à l'aide d'un copiste, le texte de sa future publication. Notre manuscrit correspond à cette troisième et avant-dernière phase de travail, avant la mise au propre finale du texte.
Le Voyage d'Italie, vaste projet encyclopédique dans lequel le Marquis de Sade ambitionnait de peindre aussi bien les monuments architecturaux et artistiques que les us et coutumes, est un texte hybride constitué à la fois de notes de lecture, d'observations personnelles et d'informations recueillies auprès de divers correspondants se trouvant en Italie. Par cet immense travail documentaire, l'écrivain entend notamment mettre en lumière le relâchement des mœurs des Italiens contrastant avec la splendeur des grands maîtres et penseurs du passé.
L'ouvrage ne fut jamais achevé, Sade ayant été incarcéré en 1777, et la fresque italienne fut publiée par Maurice Lever d'après le manuscrit inachevé du Marquis de Sade. Les notes que nous proposons sont inédites et d'une grande rareté : les écrits de jeunesse de Sade sont précieux, particulièrement les documents relatifs au Voyage d'Italie, seul écrit d'envergure antérieur à son enfermement.
Le texte de ce cahier commence par une succincte description du rôle, des actions et des pouvoirs du Capitole, « petit tribunal [...] qui n'a rien d'effectif qu'un vain titre de faculté et de pouvoir ». Bien vite, il n'est plus cité et le Marquis, se positionnant tel un penseur des Lumières, énonce et développe les thèmes philosophiques qui deviendront récurrents aussi bien dans ses œuvres à venir que dans sa correspondance. Légitimant la figure du criminel de droit naturel, fruit d'une société à la justice inefficace, Sade prône l'utopie d'une société abolissant la peine de mort et mettant sur un pied d'égalité le fort et le faible.
Ce texte, rédigé plusieurs années avant la Révolution française, est une diatribe de la justice italienne, que Sade estime totalement ignorante des crimes perpétués et qui ne connait que les « moindres délits commis dans certains lieux seulement ». Dans une approche anomique, il va même jusqu'à montrer l'inutilité de l'appareil judiciaire, estimant que l'existence du tribunal serait superflue « si la ville était bien réglée et que chacun par son travail [pouvait] se maintenir avec toute sa famille ».
Dans cette optique, Sade appréhende les magistrats comme des autorités méprisantes, cruelles et avides de pouvoir : « Si un homme reçoit dans Rome les injures les plus atroces, si on le couvre de quelqu'action vile et déshonorable, ce qu'il porte ses plaintes à la justice on ne lui donne pour satisfaction qu'un ris plein de mépris, et on se moquera de son impertinence. » Ne nous méprenons pas, Sade ne s'oppose pourtant pas totalement aux tribunaux, il estime surtout que la justice doit être rendue promptement et efficacement, afin d'éviter que les honnêtes citoyens ne se fassent justice eux-mêmes et viennent rejoindre les rangs des criminels contre lesquels ils se sont vengés : « Toutes les fois qu'un homme est offensé, s'il ne trouve pas le tribunal disposé à embrasser sa défense, il prendra par lui-même la satisfaction qu'il attendait de la justice. » Ce serait donc bien la justice impuissante qui engendrerait les délits et les citoyens spoliés seraient alors dans leur bon droit en se faisant justice eux-mêmes par le biais de la vengeance privée. S'opposant à l'ancien droit positif selon lequel « Nul ne peut se faire justice à soi-même », Sade prône le droit naturel et légitime la vengeance personnelle, dont il déclare la supériorité sur la punition juridique. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer développe cette idée et note que selon la dialectique sadienne « la loi peut frapper l'innocent tandis que la vengeance ne frappe que le coupable » (Sade moraliste, Droz, Genève, 2005).
Sade, par l'introduction du droit naturel dans sa philosophie reconnait la propension de l'homme au crime. Il énonce dans ce texte sa maxime, érigée telle une règle universelle : « Rien n'est plus important pour la vie que le droit naturel. » C'est justement le criminel de droit naturel que dépeint ici notre philosophe-libertin, arguant que « l'excès de passion doit faire excuser le meurtre ». Il constate que les meurtres et disputes entre citoyens résultent de « différentes causes », notamment de la « quantité des lieux privilégiés », c'est-à-dire des inégalités de richesses. Le philosophe excuse également les crimes inévitablement perpétrés par nécessité : « Une fois que manque l'aliment nécessaire et que le travail journalier ne peut le produire, comme il est impossible de réussir à voler tous les jours chez le boulanger, l'homme a droit d'enlever à autrui un superflu qui lui est ôté à lui-même. »
Ainsi est-il inutile d'emprisonner les auteurs de tels larcins qui, une fois sortis de prisons sont encore plus pauvres et enclins à d'autres crimes. Réfléchissant à la question des larcins, Sade déclare qu'il n'est pas condamnable de voler les richesses superflues – notamment celles de l'Église –, la fin justifiant les moyens : « De cette manière on se permet de piller dans les églises où sont enfouies sous le marbre d'inutiles richesses qui ne peuvent secourir les malheureux qu'après qu'il les a dérobées. »
C'est justement de l'inégalité dont il est également question dans ce texte, notamment celle entre les puissants et les faibles, c'est-à-dire entre les riches et les pauvres.
Sade remarque tout d'abord que les crimes sont perpétrés car les dirigeants ne prêtent pas attention à la misère qui pousse les nécessiteux à commettre des crimes : « La plupart des grands ne connaissent pas ou ne veulent pas connaitre et réfléchir que les crimes proviennent universellement des principes auxquels on pourrait remédier. » Notre jeune philosophe érige ici les fondations d'une réforme sociale : permettre aux démunis de ne plus l'être serait donc l'une des solutions à la fin de la criminalité. Dans une visée pré-révolutionnaire, le Marquis va même jusqu'à prétendre que ce sont les privilégiés qui sont « les auteurs et les chefs d'un désordre aussi pervers ». Bénéficiant d'une impunité totale, ils se permettent les actions les plus réprouvées, ne se souciant absolument pas des conséquences de leurs actes : « Un prince et tout autre puissant seigneur peut impunément commettre envers un inférieur quelqu'acte d'inhumanité que ce soit : il ne craint pas la condamnation des lois. » Rappelons que Sade, à l'époque de la rédaction de ce passage et bénéficiant de l'influence de sa famille et du clan Montreuil, vient d'échapper à la peine capitale pour les affaires d'Arcueil et de Marseille.
Le déséquilibre entre les différentes classes sociales est également pointé du doigt par Sade qui met en lumière l'impunité de certains citoyens qui bénéficient de la protection de personnes influentes : « On y peut joindre encore l'immunité et l'assurance de trouver un asile pour se mettre à couvert d'un forfait commis. Un homme peut avec tranquillité tuer son propre père, il est assuré de trouver le moyen d'échapper aux poursuites du tribunal parce que l'injuste pouvoir des églises et des ambassadeurs, des ministres, et des grands autorise et défend l'impiété. » Sade fustige ici les protecteurs des criminels, là encore les citoyens des rangs sociaux les plus élevés et principalement les représentants du clergé. Concernant l'Église il appuie d'ailleurs son propos d'un exemple de sa connaissance : « On ne peut entendre sans étonnement la réponse d'un des grands qui composant le clergé ecclésiastique, comme on lui demandait pourquoi il donnait asile à tant de scélérats, parce que, dit-il, ma protection est nécessaire aux coquins les honnêtes gens n'en ayant pas de besoin. » On trouve ici déjà tout le sel du personnage religieux des œuvres à venir : sarcastique et sadique, il commet les pires méfaits sous couvert de « protection ».
Un passage intéressant, concernant également les privilèges accordés à certaines castes, évoque le port d'armes. Cette question chez Sade est également synonyme d'injustice : « Tous les gens de service des nobles avec le secours de la livrée peuvent porter toutes sortes d'armes défendues, et alors le citoyen reste sans défense exposé aux insultes de la canaille. Et si par hasard un pauvre homme était convaincu d'avoir quelque arme prohibée, il serait puni de la galère à vie, ou de quelque autre châtiment semblable. »
La question du châtiment, point culminant du texte que nous proposons, est quant à elle traitée d'une manière développée par Sade qui l'envisage sur deux niveaux. Tout d'abord, la peine doit être justement proportionnelle à la faute commise : « Par exemple on aura condamné un homme à 20 écus pour un crime qu'il a commis, s'il ne peut débourser cette somme il doit avec la corde payer la peine du crime, est-il une disproportion plus injuste ? Et on dira d'un prince, pour qui vingt écus sont une bagatelle, qu'il a souffert une peine égale à celui qui peut-être aura expiré sous les tourments. »
Sade disserte dans un second temps de l'inégalité de la torture, invoquant l'exemple du supplice de la corde ou estrapade ; une note marginale de sa main indique d'ailleurs « Expliquer le supplice de la corde ». Cette remarque donnera d'ailleurs lieu à une longue explication de cette peine, retranscrite par Maurice Lever en appendice de son édition du Voyage d'Italie (pp. 438-439) : « La forme du tourment est une corde passée à une poulie fort haute. L'on hausse le criminel jusqu'à la poulie, et puis tout à coup on le laisse tomber jusque près d'une aune de terre. Ensuite, on le rehausse de la même manière, pendant cinq à six fois, de manière que le plus souvent il reste convulsif et tremblant pendant plusieurs heures. » L'approche de Sade dans le texte que nous proposons est des plus réformatrices : il propose de tenir compte de la physiologie de chaque sujet dans l'exercice de la corde : « La corde même ne peut s'employer également pour le même forfait, parce que ce genre de peine, étant pour un ce que cinq sera pour un autre, causera la mort d'un malheureux qui n'y pourra résister. Il ne suffit pas d'avoir recours à l'ignorance des médecins puisque l'un perd la vie par faiblesse, l'autre par sa vigueur aura les vaisseaux rompus et brisés. » Il ajoute même : « On peut conjecturer ainsi de toutes les peines afflictives qu'il serait plus à propos de proportionner au tempérament des malheureux. » Jean-Baptiste Jeangène Vilmer remarque que ces considérations du Marquis sur le supplice italien de la corde sont à rapprocher de celles du philosophe – lui aussi italien – Cesare Beccaria. Très intéressé par l'équité du système judiciaire et influencé par les Lumières, Beccaria publie en 1765 Des délits et des peines. Dans cet ouvrage, il recommande de proportionner la peine au délit et déclare que « la torture est le plus sûr moyen d'absoudre les scélérats robustes et de condamner les innocents débiles ». Les deux philosophes se rejoignent également sur l'inefficacité de l'usage de la torture ; ainsi Sade estime : « Ce tribunal conservera encore l'usage horrible de la question qui fait plus souvent périr l'innocent que le coupable, parce que le premier cherche à éviter le cruel, et injuste tourment, espérant devoir justifier son innocence, quand au contraire le criminel qui n'attend que la mort souffre les tourments avec plus de facilité. »
À travers ce texte, Sade, bien loin encore des grandes œuvres qui feront sa renommée, expose des concepts philosophiques progressistes et distille les idées qui seront le terreau de ses romans à venir, notamment concernant la question de la peine de mort. C'est d'ailleurs dans le Voyage d'Italie qu'apparaît la toute première trace d'une réflexion et d'une prise de position sur la peine capitale. Le jeune philosophe s'insurge d'abord contre cette dernière car, à l'instar des sacrifices religieux, c'est un spectacle public à vocation d'exemple : « On s'imagine qu'un exemple cruel suffise pour retenir un homme de commettre un crime, quand au contraire la multiplicité du spectacle l'accoutume à mépriser la mort. » Malgré l'utilisation dans ce passage du terme d'« exemple cruel », Isabelle Rieusset-Lemarié remarque : « Ainsi ce qui choque Sade dans la peine de mort, ce n'est pas sa violence, puisqu'il refuse de condamner le meurtre, mais le fait de soustraire le meurtre à la seule chose qui le légitime au contraire aux yeux de Sade, à savoir sa “naturalité”. » (« Sade révolutionnaire. Fiction et réalité », Elseneur, 6, La Révolution vue de 1800, Caen, 1990). Car d'après Sade, il existe « des tourments supérieurs à nos sentiments et plus cruels mille fois que la mort même » ; en ce sens, l'utilisation d'une telle punition est tout à fait inadaptée et n'est pas une solution en soi. L'homme, être pré-social, n'étant pas responsable de ses crimes pour les différentes raisons évoquées précédemment, « il n'est pas juste d'en punir les suites par l'anéantissement de celui qui les commet ». Toujours en l'opposant à la loi naturelle, Sade estime que la loi judiciaire, invention humaine n'est pas apte à mettre fin à la vie d'un homme. Sade, déjà au moment de sa rédaction du Voyage d'Italie fait une nette différence entre meurtre passionnel – d'un individu sur un autre – et meurtre légal, celui d'un individu par l'autorité politique, la loi.
Ce texte précoce et inédit du Marquis de Sade, rédigé plusieurs années avant son grand enfermement, contient déjà à l'état embryonnaire les grandes idées philosophiques de ses romans. Plus de vingt ans plus tard, dans sa sulfureuse Philosophie dans le boudoir (1795), il écrira : « De ces premiers principes il découle, on le sent, la nécessité de faire des lois douces, et surtout d'anéantir pour jamais l'atrocité de la peine de mort, parce que la loi qui attente à la vie d'un homme est impraticable, injuste, inadmissible. [...] la loi, froide par elle-même, ne saurait être accessible aux passions qui peuvent légitimer dans l'homme la cruelle action du meurtre ; l'homme reçoit de la nature les impressions qui peuvent lui faire pardonner cette action, et la loi, au contraire, toujours en opposition à la nature et ne recevant rien d'elle, ne peut être autorisée à se permettre les mêmes écarts : n'ayant pas les mêmes motifs, il est impossible qu'elle ait les mêmes droits. »