Trois manuscrits autographes complets, rédigés à l'encre violette sur six feuillets quadrillés perforés de 32, 37 et 32 lignes, de l'important poème intitulé « L'évadé », faisant partie du célèbre triptyque antimilitariste de Boris Vian avec « Le déserteur » et « A tous les enfants ». Ce poème, composé en 1954, a été publié de manière posthume dans Chansons et Poèmes en 1966.
Le premier manuscrit est titré « L'évadé » et est signé à la fin par Boris Vian, il comporte deux légères différences avec le texte définitif de la chanson.
Le deuxième manuscrit, sans titre, est abondamment raturé et corrigé mais il ne diffère pas avec le texte définitif.
Le troisième, différemment intitulé, porte le nom de « Le temps de vivre » et ne présente pas de variante, hormis le titre, avec le texte définitif.Enfin, nous joignons, sur un feuillet perforé, le tapuscrit complet de la chanson.
Superbe et tragique hymne polysémique composée au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et au cœur des guerres coloniales.Ce très beau poème relate l'intensité des derniers instants de vie d'un personnage qui semble s'être échappé d'un camp :
« Il a dévalé la colline / Ses pieds faisaient rouler les pierres / Là-haut, entre les quatre murs / La sirène chantait sans joie ». L'homme est poursuivi par ses geôliers (
« Les canons d'acier bleu crachaient / De courtes flammes de feu sec ») qui finissent par l'abattre :
« Une abeille de cuivre chaud / L'a foudroyé sur l'autre rive / Le sang et l'eau se sont mêlés ». Au-delà de son incontestable dimension antimilitariste, ce poème est également un puissant hymne épicurien. Le camp que
« l'évadé » fuit pourrait dès lors symboliser le carcan social, en opposition aux bonheurs procurés par les richesses de la nature :
« Il respirait l'odeur des arbres / Avec son corps comme une forge / La lumière l'accompagnait / Et lui faisait danser son ombre. » Le personnage principal ferait donc le choix de fuir cette prison un profit d'une existence éphémère mais riche. La conclusion
« Il avait eu le temps de vivre » confirme cette lecture : Boris Vian, atteint d'irrémédiables problèmes cardiaques était on ne peut plus conscient de la fugacité de la vie et de son implacable conclusion : la mort.
« Le temps de rire aux assassins / Le temps d'atteindre l'autre rive / Le temps de courir vers la femme / Il avait eu le temps de vivre »
Très rare ensemble de chaque étape créative de cette chanson qui concentre toute une vie et sa jouissance le temps d'un coup de fusil. Composé trois ans après
Les Fourmis, le texte semble une réécriture de la nouvelle au format chanson, cette forme artistique brève adoptée par Vian après ses multiples déboires littéraires.
Provenance : Fondation Boris Vian.
Paroles de la chanson « L'Évadé » ou « Le Temps de vivre » de Boris VIAN, version définitive :
Il a dévalé la colline
Ses pas faisaient rouler les pierres
Là-haut entre les quatre murs
La sirène chantait sans joie
*
Il respirait l'odeur des arbres
Avec son corps comme une forge
La lumière l'accompagnait
Et lui faisait danser son ombre
*
Pourvu qu'ils me laissent le temps
Il sautait à travers les herbes
Il a cueilli deux feuilles jaunes
Gorgées de sève et de soleil
*
Les canons d'acier bleu crachaient
De courtes flammes de feu sec
Pourvu qu'ils me laissent le temps
Il est arrivé près de l'eau
*
Il y a plongé son visage
Il riait de joie il a bu
Pourvu qu'ils me laissent le temps
Il s'est relevé pour sauter
*
Pourvu qu'ils me laissent le temps
Une abeille de cuivre chaud
L'a foudroyé sur l'autre rive
Le sang et l'eau se sont mêlés
*
Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil
*
Le temps d'atteindre l'autre rive
Le temps de rire aux assassins
Le temps de courir vers la femme
*
Il avait eu le temps de vivre.