L'enfer de Treblinka est l'un des deux premiers ouvrages révélant le fonctionnement des camps d'extermination nazis, écrit à la suite de la découverte des camps de Sobibor, Majdanek et Treblinka. D'abord publié dans la revue russe Znamja en 1944, l'ouvrage sera traduit en français en 1945. Les premières éditions russes en volumes parues en 1945 et 1946 seront tronquées par la censure soviétique qui en supprimera notamment le terme evrej (« juif ») remplacé par l'expression mirnoe naselenie (« population civile »).
L'édition française est ainsi la première édition en volume du texte originel.
Benjamin Arthaud, traditionnel éditeur grenoblois d'ouvrages régionalistes, publie dès 1941 de nombreux récits patriotiques et témoignages de résistants, tous tirés à petit nombre et dont il ne reste aujourd'hui que très peu d'exemplaires sur le marché. L'édition originale française de L'enfer de Treblinka, comme sa réimpression en 1966, sont devenus introuvables, même sur papier courant. Notre exemplaire du tirage de luxe a été offert au résistant de la première heure, Paul Verneyras, qui participa au développement du mouvement Libération-Nord avec Gaston Tessier. En 1945, il est alors député du Mouvement Républicain Populaire, parti issu de la résistance, sous l'égide du Général de Gaulle.
Le célèbre rapport Raczyński, The Mass Extermination of Jews in German Occupied Poland, publié sous forme de brochure en 1943, n'évoque encore les camps d'exterminations que par trois phrases prudentes, échos incertains d'une inconcevable réalité : "As far as is known, the trains were despatched to three localities - Tremblinka, Belzec and Sobibor, to what the reports
describe as “ Extermination camps.” [...] It is reported that on arrival in camp the survivors were stripped naked and killed by various means, including poison gas and electrocution. The dead were interred in mass graves dug by machinery."
["Pour autant que l'on sache, les trains ont été envoyés dans trois localités – Tremblinka, Belzec et Sobibor, vers ce que les rapports décrivent comme des « camps d'extermination ». [...]. Il est rapporté qu'à leur arrivée au camp, les survivants sont déshabillés et tués par divers moyens, notamment des gaz toxiques et l'électrocution. Les morts sont enterrés dans des fosses communes creusées par des machines."]
Un seul écrit documenté sur les camps précède l'ouvrage de Grossman, il s'agit de Rok w Treblince [Un an à Treblinka] de Jankiel Wiernik, évadé lors de la révolte du 2 août 1943. Le témoignage de Wiernik, rédigé et imprimé sous le manteau en polonais en 1944 quelques mois avant celui de Grossman sera traduit en anglais et publié à New York en 1945. Aucun autre témoignage des rares rescapés du camp (ils ne furent que 57 sur 750.000) ne sera publié à l'époque. Le manuscrit d'Abraham Krzepicki restera enterré jusqu'en 1950, celui d'Oscar Strawczynski ne sera sollicité qu'en 1959, Richard Glazar ne trouve aucun éditeur, Chil Rajchman n'en cherche même pas, Samuel Willenberg - qui écrit ses mémoires dès 1945 - ne sera édité qu'en 1986 et Mieczyslaw Chodzko publie des articles dès 1944, mais ses souvenirs, rédigés immédiatement, ne seront publiés qu'au XXIeme siècle.
Après la découverte d'Auschwitz le 27 janvier 1945 et la libération des autres camps, d'autres survivants ont également écrit dans les jours suivant leur retour de captivité, notamment Marc Klein sur Auschwitz I et Rajsko, Suzanne Birnbaum et Robert Levy sur Auschwitz II Birkenau et Robert Waitz sur Auschwitz III Monowitz. Pourtant, aucun de ces témoignages essentiels ne paraîtra à l'époque.
Les premières publications d'importance seront L'univers concentrationnaire de David Rousset en 1946, Se questo è un uomo de Primo Levi et L'espèce Humaine de Robert Antelme en 1947. Parmi ces trois écrits, seul celui de Primo Levi évoque les camps de la mort. Les deux autres relatent essentiellement l'expérience de Buchenwald, camp de concentration initialement pour prisonniers politiques et résistants. Comme ses illustres successeurs, l'ouvrage de Vassili Grossman passera inaperçu dans une France traumatisée, toujours en proie aux démons du souvenir de la collaboration étatique et de la déportation organisée des juifs de France ; A year in Treblinka connaîtra cependant le même sort aux Etats-Unis. L'ouvrage de Grossman, rédigé avant la découverte d'Auschwitz, est pourtant le plus précoce et l'un des plus importants comptes rendus du fonctionnement des camps d'extermination, et sera un document essentiel lors du procès de Nuremberg. Devenu par la suite une référence incontournable, cet essai de l'auteur de Vie et Destin connaîtra environ 50 éditions étrangères.
Étayé par des témoignages de rescapés, notamment de Wiernik mais également de six autres évadés de Treblinka ayant erré presqu'un an dans la forêt avoisinante jusqu'à l'arrivée de l'armée russe, le récit de Grossman est d'une précision scientifique :
« Chaque chambre du nouvel édifice avait huit mètres de long sur sept de large, c'est-à-dire cinquante-six mètres carrés de surface. Leur superficie totale était donc de cinq cent soixante mètres carrés ; en comptant les soixante-quinze mètres carrés des trois chambres du début, Treblinka disposait d'une surface industrielle de mort de six cent trente-cinq mètres carrés. »
et d'une parfaite honnêteté :
« Mais là-bas, que faisait-on de ces cheveux ? Nul n'a pu me répondre. Un certain Kon, dans ses déclarations écrites, affirme qu'ils allaient au département de la Marine de Guerre ; ils servaient à bourrer des matelas, à tresser des cordages pour les sous-marins, etc. Cette déclaration doit être confirmée ».
De fait, Grossman n'est pas un rescapé de Treblinka, mais le premier témoin extérieur à rendre compte non seulement de ce qu'il voit, mais surtout d'une histoire effacée par les nazis et qu'il faut reconstituer. Contrairement à Buchenwald ou Auschwitz, le camp de Treblinka est entièrement démantelé par les nazis en août 1943, puis « camouflé » en ferme et champs de lupins colorés plantés sur l'ensemble du camp.
« Nous sommes arrivés au camp de Treblinka au début de septembre, treize mois après le soulèvement. La fabrique de mort a fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands se sont appliqués à en effacer les traces. »
La tentative de dissimulation du génocide commence dès le début de l'année 1943. Comme le relate Grossman, le creusement de grandes fosses de crémation, s'accompagne d'une exhumation des victimes pour faire disparaitre les traces du crime :
« À la fin de l'hiver de 1943, Himmler arriva en avion à Treblinka (…) : il fallait procéder sans retard au déterrement des cadavres, les brûler tous jusqu'au dernier, et répandre les cendres dans les champs et sur les routes (…). En outre, on ne devait plus enterrer les morts ; il fallait les brûler. »
Ainsi, simultanément à l'amplification du rythme de l'« Aktion Reinhard » (nom de code de la "Solution finale à la question juive" en Pologne), les Nazis tentent d'en effacer les traces, rendant complexe l'évaluation du nombre de victimes, la désignation des responsabilités et la connaissance même du type de crimes. Pour contrer ce dessein,et sous l'impulsion d'Albert Einstein, Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg entament au cours de l'été 1943 la réalisation du « livre noir » (Чëрная Книгаv) des massacres nazis grâce à une collecte active de documents et de témoignages. Ce précoce et minutieux travail de mémoire est permis par leur présence en première ligne en tant que correspondants de guerre de l'armée russe. Toutefois, s'ils sont déjà informés des pogroms et des déportations, ils n'ont encore aucune connaissance réelle de l'entreprise à l'œuvre dans les camps d'extermination dont seuls quelques rares évadés ont révélé l'existence. Lorsque Grossman arrive à Treblinka, il ne connaît donc l'existence des camps de la mort que par les témoignages récoltés, qu'il peut enfin rapporter aux traces encore présentes. L'écrivain prend alors la mesure du système industriel d'extermination mis en place :
« La terre rejette des fragments d'os, des dents, des objets, des papiers, elle refuse de garder le secret. Et les objets s'échappent de la terre, de ses blessures mal refermées ».
Initialement destiné à servir au procès, la rédaction du Livre noir subira de nombreux obstacles, censure, interdiction, travestissement, poussant Ehrenbourg à la démission. Ce n'est que grâce a la ténacité de Grossman que l'ouvrage paraîtra, partiellement, en 1946 aux Etats-Unis mais sera interdit en Union soviétique. Seule la partie de Grossman L'enfer de Treblinka fut distribuée sous forme de brochure au Tribunal militaire international de Nuremberg. Lors de celui-ci, le génocide – terme neuf, non retenu par l'accusation – ne sera abordé que le 29 novembre 1945, de manière marginale : dans 1947, l'année où tout commença, Elisabeth Asbrink écrit que dans les rapports publiés par la presse internationale au cours du procès de Nuremberg, « c'est à peine si le nom d'Auschwitz apparaît ». Pas un mot non plus sur les camps d'extermination de Treblinka et de Sobibor où ont péri un million de Juifs polonais. « Certains pans de la réalité historique restent dans le non-dit », écrit-elle. « Or, ce qu'on ne dit pas devant les juges est englouti ». Elle poursuit : « C'est ainsi que se construisent les souvenirs et que se reconstruisent les images que les nations veulent avoir d'elles-mêmes. Les trous de mémoire s'installent. » (cf. Nuremberg, le procès raté des criminels nazis, France Culture). Le vrai procès de Treblinka ne se tiendra qu'à partir du 12 octobre 1964.
Plusieurs raisons politiques furent invoquées pour expliquer la relative frilosité de la justice d'immédiate après-guerre au regard de l'importance du génocide. Il faut cependant également tenir compte de la sidération face à une réalité hors norme et en partie inintelligible. Même Vassili Grossman qui, par sa récolte de témoignages et d'archives était sans doute parmi les plus informés sur les crimes nazis, conservait, comme la plupart des européens, une certaine prudence envers les témoignages dont l'horreur semblait sans doute excessive. La découverte des restes de Treblinka est ainsi un élément essentiel à sa prise de conscience de l'ampleur de l'événement :
« Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés […]. Le contenu d'un sac, d'un seul sac de cheveux a du se répandre là… C'était donc vrai ! L'espoir, un espoir insensé, s'effondre : ce n'était pas un rêve ! ».
Grossman témoigne ici d'une involontaire réticence à croire les terribles récits qui lui avait été rapportés et dont seule la constatation objective du lieu lui confirme la vérité.
Or cette impossible écoute des rescapés, doublée de leur difficulté à raconter, affecte l'ensemble de la population. On le constate notamment dans les tentatives des journaux de diffuser une information qu'ils ne saisissent pas eux-mêmes. Ainsi ce témoignage dans l'Humanité du 24 août 1944 : « Chers amis, Que vous dire ? J'aurais tellement à dire, et des choses si extraordinaires que vous ne les croiriez pas. Et d'ailleurs, je ne trouve pas les mots pour vous les dire, il faut les avoir vécues et vues pour les croire. (…) Vous direz qu'il faut être fou pour croire des choses pareilles ! Moi, je vous dis que des gens ont été témoins de ces massacres et on peut les croire. (…) La plume m'emporte, et alors j'écris (…). Ma lettre est embrouillée, je divague, mes idées se mêlent et pourtant, je ne peux vous écrire ‘tout', il me faudrait des livres de papier. » L'article est chapeauté par un extrait du poème de François la Colère, Le musée Grévin, seul texte littéraire à avoir mentionné Auschwitz jusqu'à présent et unique référence pour le journaliste qui pense que la lettre vient d'une des femmes mentionnées par le poème d'Aragon (bien qu'elle soit au masculin).
La littérature est ainsi très vite appelée à la rescousse de l'impossible discours sur la Shoah « où le mouvement du Sens s'est abîmé », écrira Blanchot. Les premiers témoignages d'Auschwitz seront, eux aussi, recueillis par le romancier Benjamin Kavérine. De surcroît, dans une période d'emphase patriotique, et une longue tradition de propagande outrancière, la dénonciation de l'horreur spécifique des camps, outre la difficulté à la concevoir, est une véritable gageure. La réalité brute paraît exagération et provoque une distanciation. Grossman est le premier à qui incombe la tâche impossible de faire entendre une vérité inaudible. Il comprend qu'il est nécessaire de préparer le lecteur, de lui permettre d'accepter le récit, avant de lui révéler la vérité. À la manière du Dormeur du Val, il ouvre son récit sur une description du paysage :
« Par endroits la terre est couverte de mousse ; ça et là on voit se profiler la silhouette d'un pin chétif ; un choucas ou une huppe bigarrée, de temps à autre, rayent le ciel. ».
De même, Primo Levi commencera Si c'est un homme par le récit de ses velléités naïves de résistance. Chez Grossman, la description du paysage n'est pourtant pas qu'une entrée bucolique en matière. Ce décorum est le résultat d'une volonté délibérée de maquillage du crime :
« On sema du lupin sur l'emplacement du camp, et un certain Streben s'y construisit une petite maisonnette. (…) Nous entrons dans le camp, nous foulons le sol de Treblinka. Les cosses de lupin se fendent dès qu'on les touche, avec un tintement léger; des millions de graines se répandent sur la terre. »
Grossman utilise de nombreux procédés littéraires dans cette œuvre unique qui mêle analyse rigoureuse et subjectivité empathique, jusqu'à la métaphore dantesque reprise dans le titre à laquelle Imre Kertesz rétorquera que l'enfer n'existe pas mais que les chambres à gaz, elles, ont bien existé. C'est pourtant uniquement en sortant du registre du réel que pourra être décrit la spécificité des camps quelle que soit la rigueur analytique du récit :
« Aujourd'hui les hommes ont parlé, les pierres et la terre ont porté témoignage. Et nous pouvons, sous les yeux de l'humanité et devant la conscience du monde, parcourir l'un après l'autre les cercles de l'enfer de Treblinka, auprès duquel pâlit l'enfer de Dante.. Tout ce que vous allez lire, je l'ai reconstitué d'après les récits de témoins vivants (…) Tous ces hommes, je les ai vus de mes propres yeux, je leur ai parlé longuement, j'ai devant moi leurs dépositions écrites. »
Plus qu'une description, l'ouvrage de Grossman est avant tout une enquête urgente, à partir d'éléments détruits et appelés à disparaître complètement, sur l'ampleur du crime nazi. Aussi, est-il contraint de calculer le nombre de victimes à partir de la taille des chambres à gaz, le temps nécessaire à l'évacuation des morts, la fréquence des trains et le nombre de wagons, sur « les 13 mois » (en réalité 11 mois et demi) que durèrent l'extermination à Treblinka. Paradoxalement, son erreur de calcul sera instrumentalisée par la littérature négationniste. En réalité, cette surévaluation – si l'on ose nommer ainsi la tentative de connaître le nombre de victimes – à 3.000.000 est la toute première étape d'un très long travail qui sera mené sur près d'un demi-siècle. A partir de la topographie des lieux et des témoignages, Grossman a retracé avec une précision et une acuité unique la tragique chronologie depuis l'arrivée en train, jusqu'à la dispersion des cendres dans les champs proches du camp. L'enfer de Treblinka, par sa précocité, sa documentation et son analyse scientifique de la scène du crime, deviendra un élément essentiel de la reconstitution historique de la Shoah.
Contrairement aux textes des rescapés, le regard de Grossman est celui du lecteur, confronté à la nécessité de penser l'impensable, pour éviter le rejet de la conscience collective :
« On éprouve à lire tout cela une impression d'horreur intolérable. Mais le lecteur peut m'en croire, l'écrire n'est pas moins douloureux. On me dira peut-être : « Mais qu'est-ce qui vous y oblige ? Pourquoi dépeindre ces monstrueux tableaux ? » C'est que, même quand elle est terrible, l'écrivain doit dire la vérité, et le lecteur doit la connaître. Se détourner, fermer les yeux, passer outre, c'est insulter la mémoire de ceux qui ont péri. »
Malgré une écriture sur le vif et sans recul critique, Grossman est le premier à aborder de nombreuses questions existentielles qui motiveront, jusqu'à aujourd'hui, la réflexion sociologique, psychologique, politique, judiciaire et éthique.
Ainsi la question de la supposée passivité des victimes qui deviendra le sujet de violentes discussions après le livre de Hannah Arendt sur le procès Eichmann :
« On ne sait quelle force étrange les obligeait à se taire, à se diriger bien vite sans souffler mot, sans même jeter un coup d'oeil en arrière, vers l'entrée pratiquée dans le mur de barbelés de six mètres de haut. (…) Appeler à l'aide ? Mais il n'y avait autour d'eux que des S.S. et des wachmanns armés de mitraillettes, de grenades, de pistolets; ils étaient la force, ils possédaient les chars et les avions, les terres, les villes, le ciel, les chemins de fer, la loi, les journaux, la T. S. F. Le monde entier se taisait, écrasé, asservi aux bandits bruns dont il subissait la domination. »
Loin d'une simple constatation, il analyse les procédés psychologiques mis en œuvre par les tortionnaires pour sidérer leurs victimes :
« Au pas de course dans le néant ! On sait par la cruelle expérience de ces dernières années que lorsqu'il est nu, l'homme perd toute velléité de résistance et cesse de lutter contre le sort; en même temps que ses vêtements, il a perdu l'instinct de la vie et il accepte ce qui lui arrive comme une fatalité. Ceux-là même deviennent passifs en qui la vie bouillonnait. »
Mais Grossman, déjà, prend le soin de modérer cette impression d'acceptation passive. Il ne ne manque pas de détailler les actes de courage individuel qui lui ont été rapporté et le déroulé de l'héroïque révolte des Sonderkommandos qui « ne voulaient pas fuir sans avoir anéanti Treblinka. ».
Et, 20 ans avant le concept de « banalité du mal », Grossman semble déjà rétorquer à Arendt :
« Notez bien que ces individus n'étaient pas d'aveugles exécutants. Tous les témoins s'accordent à relever chez eux un trait commun : l'amour des raisonnements théoriques, un penchant à philosopher. Ils se plaisaient à prononcer des discours interminables et à se vanter devant leurs victimes; à expliquer le sens et la portée grandiose de ce qui se faisait à Treblinka… ».
Grossman pressentait ici surtout l'argument principal de la défense au procès de Nuremberg : le déni de responsabilité.
Enfin, l'écrivain de guerre - alors que Primo Levi, Wiesel, Kertész, Delbo, Anthonioz de Gaulle, Antelme, Semprun, Rousset, sont encore derrière les barbelés d'Auschwitz, Ravensbrück et Buchenwald - nous offre, sans être lui-même un rescapé, un texte d'une lucidité essentielle, dont certains passages semblent les prémisses des plus puissantes œuvres à venir :
« Les brutes et leur philosophie prédisaient le déclin de l'Europe et du monde; mais les hommes sont restés des hommes; ils ont repoussé la morale et les lois fascistes, ils ont lutté contre elles par tous les moyens, et même par leur mort. »
« Tous sont entrés dans le néant avec le nom le plus beau qui soit, avec le nom d'homme, que la meute sanglante des Hitler et des Himmler n'avait pu leur ravir. Oui, sur le monument de chacun d'eux, l'histoire écrira : « Ci-gît un homme. »
Ecrit dans l'urgence et sous le choc d'une émotion dont il ne se remettra jamais - il restera enfermé et mutique pendant plusieurs jours à son retour à Moscou – cette œuvre fondamentale, « sommet du travail de Grossman en tant que reporter de guerre », deviendra un élément central du Livre noir, mais également du chef d'œuvre de Grossman, Vie et Destin, dont une version retravaillée de L'enfer de Treblinka occupe les chapitres 41 à 48 de la deuxième partie.
Cependant la plus importante contribution de cet ouvrage n'est pas sa dénonciation du crime, son témoignage essentiel, sa rigueur scientifique, sa qualité littéraire ou même son acuité intellectuelle, mais tient sans doute à la lucidité prophétique et l'humanisme de sa conclusion, proprement extraordinaire dans les circonstances d'écriture, alors que l'écrivain vient juste d'apprendre la mort de sa mère lors du massacre de Berditchev :
« Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d'un nombre infini de petites cloches. Il semble que le cœur va cesser de battre, contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop fortes.
Des savants, des sociologues, des criminalistes, des psychiatres, des philosophes se demandent comment tout cela a pu se produire. Doit-on en rechercher la cause dans certains traits organiques, l'hérédité, l'éducation, le milieu, les conditions extérieures, une fatalité historique, la volonté criminelle des dirigeants? Les embryons du racisme, qui semblaient si comiques, exposés par des professeurs charlatans et d'indigents théoriciens de clocher dans l'Allemagne du siècle dernier ; le mépris du philistin allemand pour le Russe, le Polonais, le Juif, le Français, l'Anglais, le Grec, le Tchèque ; cette outrecuidante conviction, toute gratuite, de la supériorité des Allemands sur les autres peuples, placidement raillée par les publicistes et les humoristes, tout cela brusquement, en l'espace de quelques années, a dépouillé ses traits « enfantins» et pris les proportions d'un péril mortel pour l'humanité, la vie et la liberté ; tout cela a été une source de souffrances incroyables, a fait couler des fleuves de sang et multiplié le crime; certes, il y a là matière à réflexion !
Des guerres comme celle-ci sont horribles.
Mais c'est trop peu aujourd'hui de parler de la responsabilité de l'Allemagne. Disons-nous bien que tous les peuples, que chaque citoyen du monde répond de l'avenir.
Aujourd'hui chacun est tenu, devant sa conscience, devant son fils et devant sa mère, devant sa Patrie et devant l'humanité, de répondre, de toute son âme et de toute sa pensée, à la question suivante: d'où vient le racisme? Que faut-il pour que le nazisme, l'hitlérisme ne renaissent jamais plus, ni d'un côté ni de l'autre de l'Océan ?
L'idée impérialiste de « supériorité » nationale, raciale, etc., a logiquement conduit les hitlériens à créer les camps de Majdanek, Sobibor, Belzyce, Oswiencim, Treblinka.
N'oublions pas que de cette guerre les fascistes garderont non seulement l'amertume de la défaite, mais aussi le voluptueux souvenir des assassinats en masse aisément effectués.
C'est ce que doivent se rappeler, âprement et jour après jour, ceux à qui sont chers l'honneur, la liberté et la vie de tous les peuples, de toute l'humanité. »
Un des 50 exemplaires sur vélin, seul grand papier du « livre qui a révélé au monde l'existence et les horreurs des camps de la mort ».
Provenance: Paul Verneyras, entré dans la résistance en 1940, membre actif du mouvement Libération-Nord, puis conseiller municipal MRP du 6e secteur de Paris en 1945-1947.