Première version inédite du manuscrit autographe de 17 pages, rédigé en 1935.
Manuscrit à l'écriture très dense, complet à l'exclusion des 13 dernières lignes du texte imprimé, comportant de nombreuses ratures, corrections et ajouts.
On joint le tapuscrit complet comportant quelques variantes par rapport au manuscrit et un exemplaire de l'édition originale définitive publiée en 1947 et parue en 1950.
En 1935, Blanchot travaille déjà depuis trois ans sur Thomas l'Obscur (qu'il n'achèvera qu'en 1940) lorsqu'il interrompt son écriture « qui n'en finissait pas » pour rédiger Le Dernier Mot, un court récit qu'il décrit comme « une tentative de court-circuiter l'autre livre en cours afin de surmonter l'interminable et d'arriver par une narration plus linéaire, pourtant péniblement complexe, à une décision silencieuse... »
En 1983, Blanchot, revenant sur les motivations de ce « texte innocent où retentissaient les présages meurtriers des temps futurs », ne peut dire « comment il s'est écrit et à quelle exigence inconnue il a dû répondre ».
« Ce n'était pas un texte destiné à la publication » rappelle-t-il dans la postface d'Après coup. Le Dernier Mot ne sera en effet publié que douze ans plus tard à 550 exemplaires dans la collection L'Age d'or (celle-ci ayant fait faillite au même moment, l'ouvrage ne sera mis en vente qu'en 1950).
Ainsi, le premier récit se veut tout à la fois le dernier mot et le refus de son dévoilement.
« Assurément commencer d'écrire pour parvenir aussitôt au terme (...), cela signifie au moins l'espérance de ne pas faire carrière et de trouver le plus court chemin pour en finir dès le début ». Dans cette « apocalypse » Blanchot entraîne son propre roman en cours d'écriture : Thomas, le héros, est ainsi convoqué ironiquement dans la nouvelle sans pouvoir autrement exprimer « ce qui lui est arrivé [qu'] en disant : rien n'est arrivé ».
Mais si, en commençant par le dernier mot, Blanchot signe la fin de l'écriture, c'est une fin qui reste inédite. Et, lorsque l'ouvrage sera enfin publié, ce sera à la suite d'une œuvre déjà conséquente : Thomas l'Obscur, Aminadab, Faux pas, Le Très-Haut, L'Arrêt de mort et La Part du feu.
Dès lors Le Dernier Mot n'est plus « la renonciation à être Maître et Juge », mais un écrit sur cette renonciation « elle-même vaine ». Il ne peut plus être « la résolution insolite de priver [le langage] de son soutien (...) c'est-à-dire plus de langage » mais, s'inscrivant dans l'œuvre, il reste une « parole pour le dire et ne pas le dire ». Une parole réécrite par l'écrivain qu'il est devenu, transformé par l'écriture et par la guerre.
C'est cette version inaugurale, ce premier jet du jeune Blanchot trentenaire, que nous présentons ici et que Christophe Bident, son biographe, pensait « ne probablement jamais connaître ».
Récit fondement, écrit fondamental, de nombreux exégètes se sont penchés sur Le Dernier Mot, « péniblement complexe » au dire même de l'auteur, mais qui convoque en quelques pages « prophétiques » une réflexion sur le langage (et, à travers lui, le totalitarisme) qui marquera la seconde partie du siècle.
Or le manuscrit que nous présentons, rédigé en 1935 et inconnu jusqu'alors, diffère considérablement des deux versions suivantes de 1947 et 1983.
Ecrit à la troisième personne (les versions ultérieures seront, elles, homodiégétiques) le récit est beaucoup plus long. Il contient notamment de nombreuses descriptions et des scènes inédites qui seront supprimées dans les versions publiées :
« Le soleil baignait [l'esplanade] d'une lumière ardente que d'immenses miroirs, placés aux quatre coins, se renvoyaient dans un entrelacs de couleurs. »
« Un nuage se fut bientôt amassé au plafond, nuage noir que traversaient de petites parcelles rougeoyantes. »
« Je suis tourmenté, lui dit-il. J'ai eu tort de quitter tout à l'heure cette maison où je rentre, entouré de flambeaux qui s'éteignent un à un. Que vais-je trouver maintenant ? Comment vivré-je sans ligne de conduite ? Pouvez-vous m'expliquer quoi que ce soit ? »
« Quelques enfants, la tête noircie au charbon, écartèrent le sable dans lequel ils s'étaient enfouis et, essayant de l'atteindre avec les petites pierres blanches qu'ils tiraient de leur poche, ils l'injurièrent dans leur langage incompréhensible. »
« Profitant de l'accalmie, les chiens sortirent de leur trou et, comme s'ils avaient été secrètement excités par un maître, ils se précipitèrent vers le dormeur en tirant sur leurs liens. Ils le cherchèrent à droite, à gauche, puis le découvrant sous les couvertures, ils s'y glissèrent méchamment, les petits d'abord, la grosse chienne ensuite, pareils à une bande d'enfants vicieux. »
« L'ivresse d'être ensemble ayant égaré les plus jeunes les poussa dans leur propre maison comme si elle avait cessé de leur appartenir, et ils jetèrent des cris en s'éveillant intrus auprès de leur foyer. »
Mais ce manuscrit offre surtout à l'exégète quelques passages démonstratifs qui fournissent des éclaircissements sur le sens même du récit :
« Jusqu'à ce que n'est pas un mode indifférent au passé et à l'avenir. S'il est destiné à étendre un voile sur ce qui s'approche, s'il est un lien qui unit, par une répulsion mutuelle, des moments séparés du temps, il figure à partir de quelque chose, quelque chose d'autre qui n'en est cependant montré que comme limite extrême. »
« Elles à qui rien n'était interdit et qui savaient s'exprimer, se conduisirent comme si leur savoir eût consisté à rompre avec le langage. »
« Le maître qui dit « je te berne » [...], le disciple qui sur cet aveu, redouble d'adoration, se donnent des coups qui les changent en ce qu'ils ne peuvent être. Au premier moment de duperie commune, ils coururent, l'un vers un monde animal, l'autre vers un esclave rivé à lui-même. »
« Ils auraient voulu rire encore du non-sens, se supplicier dans le mensonge, mais, n'ayant pas d'autre moyen de se tenir debout que l'apothéose, ils perdirent de vue leur mutuel désir de mort et jouirent béatement du repos. »
A ces précieuses clefs de lecture s'ajoutent des modifications qui témoignent de véritables revirements de l'auteur. Si la plus importante est, bien entendu, le choix de la première personne dans les versions ultérieures, certaines variations lexicales sont également très significatives.
Ainsi : « Je vous offre le spectacle de mes vices » dans le manuscrit et le tapuscrit de 1935 devient : « Je vous offre le spectacle de mes fautes » dans la version publiée en 1947. De même : « C'est un extrait du discours sur la troisième ville » devient « C'est un extrait du discours sur le troisième Etat » ; « Un bruit (...) portait d'un seul coup toute la ville » devient « portait d'un seul coup toute la foule » et « ... sur un pont d'onomatopées » devient « ...sur une passerelle de vociférations ».
C'est enfin un Blanchot lyrique que nous dévoile cette « convocation abrupte du langage » :
« Elle avait accroché à ses cheveux ces larges ailes de velours qui sont une promesse de métamorphose ».
« ...lorsque le soleil jetant sa lumière contre les miroirs qui brillaient partout, s'arrêta au dessus de l'esplanade et fit entendre cette voix éclatante, privée mystérieusement de voyelles et de consonnes, qui annonce le partage des espaces »
« Des clameurs de la foule vinrent apporter les appels d'une immense détresse. »
« Il se précipita sur le livre et le mordit à belles dents, comme si le dépit l'eut rendu insensible à l'amertume des ces vieilles pages. ».
Dans Après coup Blanchot hésite à commenter ce texte qu'il propose toutefois pour la troisième fois et qu'il a pris soin de remanier à nouveau, cinquante ans après sa première version. Il apporte cependant quelques bribes d'explications qui révèlent l'importance capitale de ce petit récit dans la vie et l'œuvre d'un des plus mystérieux écrivains du XXème siècle : « Le Dernier Mot a pour trait principal de raconter, comme ayant eu lieu, le naufrage total, dont le récit lui-même ne saurait en conséquence être préservé, ainsi, impossible ou absurde, à moins qu'il ne se prétende prophétique, annonçant au passé un avenir déjà là ou encore disant ce qu'il y a toujours quand il n'y a rien : soit l'il y a qui porte le rien et empêche l'annihilation pour que celle-ci n'échappe pas à son processus interminable dont le terme est ressassement et éternité. »