Edition originale en première émission de la thèse de doctorat en médecine de Jacques Lacan. Le plus précieux des 20 exemplaires connus offerts par l'auteur, dont l'existence n'était jusqu'à présent supposée que grâce à la réponse de son illustre dédicataire : Sigmund Freud.
Exemplaire exceptionnel, enrichi d'un extraordinaire envoi de Jacques Lacan :
« Au Professeur Sigmund Freud, père de la nouvelle psychiatrie, à laquelle je voudrais avoir contribué un peu par cet ouvrage, bien que j'aie dû m'y exprimer trop souvent en fonction de l'ancienne. / en témoignage de mon immense admiration, / Jacques Lacan / le 3 janvier 1932 [sic] »
Quelques restaurations sur le dos assombri, plats comportant des pliures marginales, une ancienne précision manuscrite "zeitsch." (pour zeitschrift) inscrite au crayon rouge en tête du premier plat.
La thèse de Lacan qui « s'effectua sous le signe d'une appropriation générale de la doctrine de la psychanalyse » (Eliabeth Roudinesco, Jacques Lacan, 1993) marque une avancée capitale de la prise en compte du travail freudien dans le champ de la psychiatrie et est le point de départ d'une nouvelle conception de la psychanalyse entendue comme science autonome et plus comme seule application pratique.
« Auprès de Marguerite [« Aimée »] Lacan fit preuve d'une sorte d'« analyse originelle » pendant laquelle il devint freudien à la fois par une lecture théorique des textes et par une écoute clinique de la psychose. [L'histoire de cette femme] lui aura permis de fonder une nouvelle introduction du freudisme en France ». (E. Roudinesco)
S'il est évident pour tous qu'il n'y aurait pas de Lacan sans Freud, cité plus de 60 fois dans ce premier écrit d'envergure du futur chef de file d'un des principaux courants de psychanalyse française, la réciproque est tout aussi véridique. L'auteur du « Discours de Rome » prescrivant un « retour à Freud », est toujours considéré par la communauté scientifique comme le principal « porte-parole » de la pensée freudienne. Plus encore, Louis Althusser affirme que l'œuvre de Freud doit à Lacan son unité et sa stabilité scientifique :
« Lacan a vu et compris la rupture libératrice de Freud. Il l'a comprise dans le sens plein du terme, la prenant au mot de sa rigueur et la forçant à produire, sans trêve ni concessions, ses propres conséquences. (…) on lui doit l'essentiel. (…) sans ce travail critique idéologique et d'élucidation épistémologique pratiquement inauguré en France par Lacan, la découverte de Freud restera en sa spécificité, hors de notre portée. » (Louis Althusser, Freud et Lacan, in La nouvelle critique, n° 161-162, décembre 1964-janvier 1965)
En 1932, la théorie psychanalytique est encore, selon Althusser, une « transposition méthodologique de la pratique (la cure) ». Remarquable outil conceptuel, la découverte freudienne est ainsi appliquée à de nombreux champs de pensée et intégrée à la psychiatrie « dans le cadre d'un savoir psychiatrique issu de la refonte de la théorie de l'hérédité-dégénérescence », note Roudinesco.
« Or pour la première fois dans l'histoire du mouvement français, Lacan inversait ce processus et faisait émerger une rencontre inédite entre le dynamisme et le freudisme : une rencontre du deuxième type. Non seulement il refusait d'intégrer la psychanalyse à la psychiatrie mais il montrait la nécessité absolue de faire primer l'inconscient freudien dans toute élaboration nosographique issu de la psychiatrie. » (E. Roudinesco).
Il n'est pas anodin que Lacan ait débuté sa thèse au moment même où il traduisait Freud, et plus précisément son étude sur la paranoïa : De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité. Il sera ainsi immédiatement confronté, à l'instar de l'auteur lui-même, au terrible manque de termes conceptuels propres à transcrire la révolution scientifique freudienne. Comme Althusser le remarque : « Freud dut penser sa découverte et sa pratique dans des concepts importés ». Lacan traduisant Freud, est pris dans la même gangue linguistique : la pulsion n'est encore qu'instinct (Trieb), le deuil, une tristesse (Trauer) et la motion, une simple tendance (Regung).
« Freud a monté seul son affaire : produisant ses concepts propres, ses concepts « domestiques », sous la protection des concepts importés, empruntés à l'état des sciences existantes, et il faut bien le dire, dans l'horizon du monde idéologique où baignaient ces concepts. »
Pour Althusser, cette réutilisation de « concepts périmés » sera une des causes principales de la mécompréhension et du dévoiement des théories de Freud. Et, en dépit de ses désaccords avec l'orthodoxie de l'Association psychanalytique internationale, c'est à Jacques Lacan que l'on doit, selon le philosophe, la formalisation théorique de la science psychanalytique.
Or cette dédicace autographe d'un jeune thésard inconnu au Maître incontesté, qui restera la seule intervention directe de Jacques Lacan auprès de Sigmund Freud, pose, bien avant l'élaboration par Lacan d'une structure théorique de la psychanalyse, le constat de l'inadéquation entre les concepts anciens et la science nouvelle : « la nouvelle psychiatrie, à laquelle je voudrais avoir contribué un peu (…), bien que j'aie dû m'y exprimer trop souvent en fonction de l'ancienne »
Dans Qui va là ? Correspondance(s) Freud/Lacan, le psychanalyste Daniel Bartoli, déplorant justement l'absence d'échange direct entre les deux penseurs, invente un dialogue épistolaire à partir de leurs œuvres. Il justifie ce travail de mise en regard notamment par ce constat : « Le modèle freudien se présente comme une construction éclatée qui tend à prendre en compte tous les phénomènes erratiques (…). La tentative lacanienne est de spécifier et formaliser le discours de la psychanalyse ». Cette thèse, par sa nature universitaire, et plus encore à travers le monumental travail sur le cas Aimée, est justement la première pierre de cette construction théorique de Lacan, décrite par Althusser : « revenir à Freud pour chercher, discerner et cerner en lui la théorie dont tout le reste, tant technique que pratique, est issu en droit. »
Bien plus qu'une reconnaissance des difficultés propres à l'exercice, la dédicace de Lacan à Freud est au cœur de la problématique de cette « nouvelle psychiatrie » qui est en réalité, pour Lacan comme pour Freud, une rupture avec la psychiatrie, dont cette thèse marque une des dernières interventions de Jacques Lacan dans le domaine. Il conclut d'ailleurs celle-ci par :
« Notons en terminant, que si la psychanalyse n'a pas été pratiquée chez notre malade, cette omission, qui n'est pas due à notre volonté, délimite en même temps la portée et la valeur de notre travail. »
Un aveu dont Elisabeth Roudinesco déduira la place qu'occupe sa thèse dans l'itinéraire de Lacan :
« elle est encore une œuvre de psychiatrie tout en étant déjà un texte psychanalytique. »
En offrant sa thèse de psychiatrie au père de la psychanalyse, Lacan achève cette rupture déjà partiellement opérée par son travail.
De la reconnaissance du père et du manque de reconnaissance des pairs
L'inscription de ce don dans la chronologie des envois de Lacan s'avère elle-même une source précieuse d'information sur la progression de la position de Lacan qui oscille encore entre adhésion à une science établie représentée par la psychiatrie « classique » et la conscience de l'émergence d'une science nouvelle, alors réduite, en France, à son efficacité pratique.
Les rares exemplaires offerts par l'auteur, tous précautionneusement datés, témoignent de cette mutation du regard lacanien sur son travail et ses pairs. (cf. infra)
Les deux premiers exemplaires offerts le sont à ses parents, auxquels il témoigne une reconnaissance affective – magnifiquement psychanalytique – et à J.R. Cuel, scientifique fraîchement rencontré mais adoubé par le père en psychiatrie de Lacan, désigné dans la dédicace comme « notre maître Trénel ». Marc Trénel, qui joua un rôle essentiel dans la formation psychiatrique précoce de Lacan venait tout juste de décéder et trouvait ainsi un transfert symbolique. Suivent les pairs et amis, sur lesquels plane une discrète ombre viennoise, notamment Guillaume de Tarde, dont Freud admirait le père, Gabriel de Tarde, Angelo Louis Marie Hesnard qui publia la première étude française sur Freud (La Psychanalyse des névroses et des psychoses), Oskar Vogt, qui fonda avec Sigmund Freud la revue Zeitschrift für Hypnotismus et surtout Marie Bonaparte, à laquelle Lacan adresse son œuvre avec une déférente dédicace le 22 novembre 1932.
Lacan tourne autour du grand maître, sans toutefois le solliciter directement. Ce n'est qu'après l'échec de la réception de sa thèse que le jeune docteur décide enfin de s'adresser à Dieu plutôt qu'à ses saints :
« L'ouvrage fut ignoré par la première génération psychanalytique française : pas un seul compte rendu dans la Revue française de psychanalyse. (…) Lacan en prit ombrage. Mais il était tellement certain d'avoir réussi son entrée dans le champ de la psychanalyse qu'il n'hésita pas à envoyer sa thèse à Sigmund Freud, montrant ainsi qu'il cherchait à obtenir la reconnaissance du chef suprême, par-delà celle de ses disciples français. »
Bien entendu, Elisabeth Roudinesco ne connaît pas la teneur de l'envoi de Lacan, imaginant seulement que « ce jeune inconnu lui avait sans doute dédicacé [sa thèse] avec ferveur ». Seule la réponse laconique de Freud, du 8 janvier 1933 : « Merci de l'envoi de votre thèse » accréditait jusqu'à présent l'hypothèse de cette dédicace téméraire.
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Cronos vs Oedipe
Pourtant, l'importance de cette dédicace tient moins à sa ferveur – de circonstance – qu'à son affirmation claire de la nouvelle et définitive orientation de Jacques Lacan dont la thèse représente la véritable chrysalide. Initialement pensée sous l'égide de l'enseignement classique de la psychiatrie, la thèse de Lacan s'est révélée d'une toute autre ampleur, celle d'une « nouvelle psychiatrie, à laquelle [il] voudrai[t] contribu[er] ». Or cette révélation est, pour l'auteur lui-même, postérieure à la soutenance.
Cette transformation radicale va même susciter chez Lacan un « rejet progressif [de sa thèse], compréhensible quand on sait à quel point l'orientation de Lacan ira en sens contraire de ce qui était annoncé dans la thèse. (…) Lacan ne fera pas carrière en psychiatrie, sinon à partir de la psychanalyse. Et il oubliera que sa thèse marquait sa première intervention dans le champ du freudisme, au point de dater lui-même celle-ci de 1936. » Cette erreur de datation, relevée par Roudinesco, est le miroir inversé d'une première confusion de date sur la dédicace elle-même. Le jeune doctorant fait en effet une des premières coquilles dont il sera familier, en datant son envoi de janvier 1932 au lieu de 1933. Il place ainsi ce déférent hommage au « père de la nouvelle psychiatrie » avant celui aux parents biologiques (octobre), avant même la parution de sa thèse (septembre), et sans doute même à l'origine de son élaboration, c'est-à-dire au moment de sa traduction de Freud pour la Revue de Psychanalyse française.
D'aucuns, rétifs au système de pensée lacanien, attribuerait cette coquille à une excusable confusion entre l'année « ancienne » et la « nouvelle » tout juste inaugurée. Ce serait méconnaître l'importance attribuée au « lapsus » par Jacques Lacan qui se servira justement de cette notion clé, exposée par Freud dans « l'interprétation des rêves », pour proposer une restructuration du langage autour de l'inconscient freudien.
Dès 1933 (ou bien est-ce « 1932 » ?), la dédicace de Lacan se présente comme une formidable mise en abyme de la relation Cronos/Œdipe qui régira les confrontations intellectuelles des deux hommes. Freud désigné en « père » dévorant le fils avant sa naissance, Lacan tuant ce père en le désignant tel et en manifestant son désir (« je voudrais ») de le remplacer, et leur commun fardeau d'un héritage linguistique périmé dont ils doivent « exprimer » une science neuve. Tout cela dans un précoce et unique échange connu, entre les deux fondateurs de la science psychanalytique.
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Inconnu à cette maladresse
Sans doute, pour achever de convaincre de l'importance de cette première et dernière correspondance, faudrait-il ajouter la double adresse à laquelle Freud envoya sa brève réponse rédigée sur une carte postale. Une particularité qui laisse entrevoir un autre acte manqué symbolique du fils dissident ou du père hésitant.
Ce mouvement de balancier entre reconnaissance et désolidarisation qui transparaît de l'histoire de cet exemplaire à l'envoi très tardif et la dédicace trop précoce, sera l'aune de la relation toujours ambiguë entre freudisme et lacanisme.
L'année suivant cet envoi, Lacan est admis à La Société psychanalytique de Paris, fondée par Marie Bonaparte. Il en devient président en 1953 avant d'en être évincé un an plus tard à la suite de son célèbre « retour à Freud » qui inspira Althusser et instituera définitivement la science psychanalytique, la préservant de toute récupération et déviation. Mais dans le même temps, l'enfant prodige provoquera par cette « révolution » une véritable scission entre psychanalystes.
« Quarante ans après la publication de sa thèse, Lacan affirmait que le cas Aimée l'avait mené vers la psychanalyse, et qu'il y appliquait le freudisme « sans le savoir ». On sait aujourd'hui que la réalité fut plus complexe. (…) A cette date il avait déjà une solide connaissance de la théorie viennoise, qu'il utilisait de manière consciente. (…) L'entrée dans le freudisme fut contemporaine de la première rencontre avec Marguerite. En conséquence, l'écriture du cas Aimée s'effectua sous le signe d'une appropriation générale de la doctrine de la psychanalyse. » écrit E. Roudinesco qui eut sans doute ajouté si elle en avait eu connaissance, cette dédicace comme preuve formelle.
Que cette dédicace de Lacan et la brève réponse de Freud soit l'unique échange entre deux des plus grandes figures scientifiques du siècle, que l'envoi soit demeuré mythique mais presqu'inconnu à ce jour, qu'il soit riche d'une déclaration de filiation précoce, désavouée par la suite, enfin qu'il soit affecté d'un lapsus, illustrant l'une des futures contributions majeures de Lacan à la théorie de l'inconscient, font de cet exemplaire la plus psychanalytique des pièces bibliophiliques et le témoin privilégié de la plus grande découverte sur l'esprit humain de l'Histoire.
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Histoire de l'édition et des exemplaires dédicacés.
« L'ambition de Lacan est immense : fonder une science nouvelle nécessite évidemment de grands moyens. Sa thèse développe donc une culture encyclopédique. Non seulement c'est tout l'édifice de la psychiatrie et de la psychologie naturaliste de son temps qu'il va remettre en cause, mais c'est aussi la philosophie et la science sociologique qu'il va convoquer pour mener à bien son entreprise. » (Florent Gabarron-Garcia, Lecture épistémologique de la thèse de Lacan)
L'histoire de la publication et de la diffusion de cette œuvre essentielle, synthèse entre « la clinique psychiatrique, la doctrine freudienne et le surréalisme », est aussi chaotique que mystérieuse. Si l'on ne connaît pas le nombre d'exemplaires imprimés, le tirage réservé à une thèse, sans doute assez confidentiel, s'est trouvé encore diminué au fil des années, par les péripéties de l'édition.
L'édition originale de la thèse de doctorat en médecine de Lacan est divisée en deux émissions, la première avant la soutenance et la seconde quelques jours plus tard.
Bien que l'achevé d'imprimer de tout le tirage soit du 1er octobre 1932, le 1er exemplaire offert à ses parents ne date que du 23 octobre, une à deux semaines avant la soutenance de thèse, qui se déroula entre le 2 et le 7 novembre (les archives ont été perdues, selon David Monnier). Ces premiers exemplaires circulèrent sans doute essentiellement grâce aux dons de l'auteur à ses proches et confrères, et il ne demeure presqu'aucune « première émission » sans envoi.
Après l'obtention de son doctorat, « depuis au moins le 8 novembre 1932 jusqu'au 31 octobre 1933, par arrêté préfectoral, Lacan devient Chef de clinique titulaire de la clinique de neuropsychiatrie infantile de l'Asile clinique de l'hôpital Sainte-Anne » (David Monnier, Le livret militaire, le dossier étudiant et la carrière médicale de Lacan, in L'Évolution Psychiatrique, 2025). C'est durant cette affectation que Lacan décide de faire réimprimer les couvertures et les pages de titres des exemplaires en vente exclusivement chez le libraire-éditeur Le François, en ajoutant la mention « chef de clinique à la Faculté de Médecine de Paris » sous son nom. Les premières dédicaces sur cette « seconde émission » datent d'octobre 1933, soit un an après les premiers envois sur l'originale. On retrouve encore sur le marché quelques exemplaires de cette remise en vente qui demeure toutefois très rare. (Moins d'une cinquantaine d'exemplaires ont été recensés).
Cette rareté des exemplaires ne s'explique pas seulement par le tirage restreint de l'édition qui ne dut toutefois pas dépasser les 100 à 200 exemplaires, dont une majorité remise en vente avec mention. Jacques Lacan va lui-même en accentuer la rareté quelques années plus tard en rachetant à son éditeur Le François tous les exemplaires invendus pour les détruire.
L'histoire de la destruction des exemplaires, souvent citée par les libraires a subi au cours du temps des distorsions et transformations. il est sans doute utile d'en rétablir le déroulé. Contrairement à ce qui est souvent annoncé, la destruction n'est pas immédiate et ne concerne pas uniquement les exemplaires de première émission. De même, les motivations de Jacques Lacan ne sont pas celles souvent évoquées.
Ce n'est qu'en 1952, 20 ans après, que Lacan décide de détruire les exemplaires de sa thèse. Il venait en effet d'accepter comme patient Didier Anzieu, fils de Marguerite Anzieu, alias « Aimée », principal sujet d'étude de sa thèse. Certains biographes prêtent même à Lacan une recherche acharnée des exemplaires jusque dans les bibliothèques de ses analysants. Dans son étude Le fils d'Aimée, Marcel Turbiaux revient sur cet épisode :
« Elisabeth Roudinesco pense que Jacques Lacan aura « refoulé » le nom d' Anzieu, mais, au fond, ne savait-il pas bien à qui il avait affaire, ce qui expliquerait la hâte, dont Didier Anzieu fut, d'ailleurs, surpris, avec laquelle il accepta d'être son analyste ? C'est ce que finalement Didier Anzieu sera amené à penser : « Je fais la tournée des psychanalystes titulaires en vue d'être admis à entreprendre une psychanalyse didactique. J'attends le feu vert de la Commission ad hoc. Lacan devance la réponse officielle dont il se porte garant qu'elle sera positive et m'invite à commencer sans délai avec lui. Sans doute était-il intéressé à prendre sur son divan (...) le fils de son ancienne patiente. Il se garde bien de me révéler ce « petit détail » — à savoir que ma mère avait été son cas de thèse — détail dont la connaissance m'eut nécessairement amené à l'invalider comme possible analyste » (V. n.31). D'un autre côté, c'est, peut-être, au moment où il fut interpellé (en 1952) par Didier Anzieu, que Jacques Lacan racheta, à son éditeur, les exemplaires qui restaient de sa thèse, vingt ans après sa parution , ce que suggère Jean Allouch. » (Marcel Turbiaux, Le fils d'Aimée. In Bulletin de psychologie, 2000)
Jacques Lacan s'opposera ensuite régulièrement à la réédition de cette œuvre fondatrice, qu'il qualifie pourtant, dans ses séminaires, de « sa belle thèse ». Ce n'est qu'en 1975, qu'il acceptera de publier une seconde édition retravaillée et enrichie de cet avertissement : « Thèse publiée non sans réticence. À prétexter que l'enseignement passe par le détour de midire la vérité. Y ajoutant : à condition que l'erreur rectifiée, ceci démontre le nécessaire de son détour. Que ce texte ne l'impose pas, justifierait la réticence. »
Aussi ne demeure-t-il presque plus de thèses originales de Lacan sur le marché, à part les quelques-unes qui, sous nouvelle couverture et page de titre, ont été vendues par « Le François » avant la fièvre destructrice de l'auteur. Entre le retirage des couvertures pour la remise en vente et ceux pilonnés par l'auteur, les rares exemplaires de première émission encore existants peuvent être référencés avec une certaine précision.
Nous avons ainsi pu établir l'existence de 20 exemplaires dédicacés :
- 23 octobre 1932, à Alfred et Émilie Lacan : « à Papa et à Maman, ce grand ouvrage de celui qui reste – quelque part en eux et quelque part en lui – leur petit garçon. Jacquot Ce 23 octobre 32 »
- 24 octobre 1932, à J.R Cuel : « à Cuel, dont la personnalité scientifique me fut d'abord prônée par notre maître Trénel, et dont la rencontre ne m'a pas déçu, en signe de très particulière sympathie. Jacques Lacan Ce 24 oct. 32 ».
- 24 octobre 1932, à Pierre Migault : « A mon camarade et ami Pierre Migaud en souvenir de dix ans. Ce 24 oct. 32 »
- 3 novembre 1932, au Dr Sophie Morgenstern : « A Madame le docteur Morgenstein, en hommage respectueux, ce 3 nov. 32 » (la photographie de cette dédicace nous a été aimablement communiqué par M. Philippe Helaers)
- 17 novembre 1932, à Marcelle et Guillaume de Tarde : « à Marcelle et à Guillaume de Tarde, qui se partagent mon cœur et mon esprit. Jacques Lacan, ce 17 Nov. 1932 »
- 22 novembre 1932, à Marie Bonaparte : « À S.A.R. la princesse Georges de Grèce, en témoignage de ma respectueuse admiration. J. Lacan, ce 22 nov. 32 » (retrouvé par notre estimé confère Dominique Courvoisier)
- 26 novembre 1932, à Angelo Louis Marie Hesnard : " à Monsieur le Professeur Hesnard en signe de ma respectueuse sympathie. 26 nov. 32 »
- 25 novembre 1932, au Dr Oskar Vogt : Nous n'avons pas pu prendre connaissance de cet exemplaire.
- 3 janvier 1933, à Sigmund Freud : « Au Professeur Sigmund Freud, père de la nouvelle psychiatrie, à laquelle je voudrais avoir contribué un peu par cet ouvrage, bien que j'aie dû m'y exprimer trop souvent en fonction de l'ancienne. en témoignage de mon immense admiration, Jacques Lacan le 3 janvier 32 [sic] »
- 23 janvier 1933, au Dr. Maurice Martin-Sisteron : Nous n'avons pas pu prendre connaissance de cet exemplaire.
- 23 janvier 1933, au Dr. Jean Picard : « en témoignage d'une amitié fondée sur la plus profonde estime intellectuelle. 23 janvier 33 »
- 23 janvier 1933, au Dr Ernst Kretchsmer : « An Herrn Professor Dr. Kretschmer. Mit vorzüglicher Hochachtung von einem unbekannten, zum Danke verpflichteten Schüler, Jacques Lacan den 23. Jan. 33 » [A Herrn Professor Dr. Kretschmer. Avec mes plus sincères salutations, de la part d'un étudiant inconnu redevable]
- 24 février 1933, à Lise et Paul Deharme : « A Lise et Paul Deharme, ce 24 fév. 33 »
- 9 juillet 1933, à Marcel Boll : « A Marcel Boll, en signe de courtoise contradiction Jacques Lacan ce 9 juillet 33 »
- septembre 1933 à Eugène Minkowski : Nous n'avons pas pu prendre connaissance de cet exemplaire.
- 21 octobre 1933, à Arnould : « A Arnould. / Cet essai ambitieux / Jacques Lacan / Ce 21 octobre 1933, mieux vaut tard… et pardon. » (Exemplaire avec mention « chef de clinique »)
- 25 octobre 1933, à Pierre Verret : « A pierre Verret, en souvenir d'une collaboration. Jacques Lacan. Ce 25 octobre 33 » (nous ne savons si l'exemplaire comporte la mention de seconde émission)
- non daté [1952] à Maurice Henry : « un peu de Maurice Henry aurait fait du bien à mon « Aimée », beaucoup de Maurice Henry tout court l'aurait sauvée. Jacques Lacan Vingt ans après. Que personne ne sorte et que tout le monde signe [autres signatures dont Sylvia Bataille] »
- (Addendum du 25-03-2025) Un autre et étonnant exemplaire dédicacé nous a été communiqué par un collectionneur : « A colette et Emmanuel Chaumié, en souvenir d'un temps de commune solution de nos épreuves particulières : quand je défendis ma thèse, tenaient encore les f...taises. Mais quand j'advins à la clinique, ce fur la fin de la clique. Très amicalement, Jacques Lacan. Ce 30 oct 32 » (la date très précoce inscrite est en contradiction avec le contenu de l'envoi qui non seulement semble se référer à de vieux souvenirs, mais évoque le travail de Lacan en Clinique qui ne commence qu'après le 8 novembre).
Nous avons également connaissance de deux autres exemplaires sans information sur la date et le contenu de l'envoi :
A ces 20 exemplaires d'exception, doivent donc être ajoutés les quelques autres sans dédicace et la plupart en seconde émission, présentés épisodiquement sur le marché, mais qui, en l'absence de spécificités individuelles sont difficiles à recenser précisément.
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Historique de la dispersion de la bibliothèque de Sigmund Freud
La bibliothèque de Sigmund Freud a été dispersée en plusieurs étapes à la suite de son émigration à Londres en 1938. « Freud a sélectionné certains ouvrages et a choisi de se défaire d'une grande partie de sa bibliothèque, apparemment afin de réduire la taille du transport vers l'Angleterre. Ces livres ont été cédés au libraire viennois juif Paul Sonnenfeld, qui a également émigré en Angleterre en 1939. Il en a conservé certains, mais a transmis la majeure partie au libraire antiquaire viennois Heinrich Hinterberger, qui les a ensuite vendus au New York State Psychiatric Institute ; ces ouvrages sont aujourd'hui conservés à la New York Health Sciences Library.
Les livres que Sonnenfeld a gardés et emportés avec lui à Londres ont été vendus par la suite, en partie à la Bibliothèque du Congrès à Washington D.C., et certains à des acheteurs privés. Un compte rendu de ces ouvrages est donné par Kurt R. Eissler (Eissler, 1979). Un petit nombre de volumes sont retournés à la Maison Freud de Vienne (Lobner, 1975).
Avant son émigration et également à Londres, Freud offrait fréquemment des livres à ses collègues, amis et institutions. Ainsi, un nombre non négligeable d'ouvrages portant sa signature d'ex-libris ou des dédicaces à son intention se trouvent aujourd'hui entre des mains privées. Il y a seulement quelques années, une collection de tirés à part et d'ouvrages dédicacés à Freud est apparue sur le marché du livre ancien, issue d'une collection privée. Ces ouvrages auraient apparemment été donnés par Freud, bien avant son émigration, à l'Ambulatorium psychanalytique de Vienne, comme en témoignent encore (bien que partiellement effacés) les tampons de cette institution. Il est aujourd'hui impossible de déterminer si ces livres ont été sauvés des confiscations nazies ou s'ils ont été conservés de manière inappropriée. » (J. Keith Davies et Gerhard Fichtner, Freud's Library A Comprehensive Catalogue, 2004)
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Cet unique exemplaire, travail universitaire d'apparence anodine par un parfait anonyme a survécu à la froideur du dédicataire, à son exil, aux autodafés nazies, aux mépris des pairs, à l'indifférence des lecteurs, aux remords destructeurs de l'auteur, aux pertes et aux accidents survenus au cours du temps.
Elle est pourtant le témoin et l'objet unique de la rencontre historique entre l'inventeur de la psychanalyse et son premier théoricien qui fera passer la découverte freudienne de la Naissance à la Science.
Sans doute l'une des plus importantes et signifiantes pièces bibliophiliques de l'histoire de cette science.