Saisissante photographie de James Joyce prise lors de la mythique séance photo avec Gisèle Freund pour la promotion de Finnegan's wake. Le portrait est rescapé d'un accident de taxi dont a été victime Freund en sortant de chez Joyce, qui faillit ruiner les négatifs de son modeste Kodak. Les portraits en couleur de la photographe la placeront au premier rang de la modernité. C'était déjà après deux ans de refus et de reports que Freund avait obtenu en 1938 ses premiers portraits de l'écrivain en noir et blanc, pris sur le vif, et quasiment à l'insu de Joyce très malvoyant. L'année suivante,
Gisèle Freund obtient de haute lutte l'autorisation de photographier Joyce en couleur : « Ce fut Sylvia Beach qui trouva l'astuce. Irlandais qui se sentait intimement lié à ses personnages romanesques, Joyce était aussi très superstitieux. Or il se trouvait que le nom de mon mari était le même qu'un des héros d'Ulysse » confia la photographe dans son carnet personnel. C'est par l'invocation magique du nom de Blum (si proche de Leopold Bloom, personnage principal d'Ulysse), que l'écrivain surmonta sa réticence au portrait couleur, dont Freund était une des pionnières. Il s'ensuit un des événement les plus riches en émotions de la jeune carrière de Gisèle Freund, sans parler de celle de Joyce. La séance s'étala sur deux jours, les 8 et 9 mars 1939, entrecoupée par le fameux accident de taxi que Freund prit pour une intervention surnaturelle :
« Je pars à 5 heures - Taxi - crash - appareils par terre. Je pleure de désespoir. A la maison, je téléphone tout de suite à Joyce 'M. Joyce, you damned my photos - you put some kind of a sad irish spell on them and my taxi crashed. I was almost killed and your photos are ruined.' Hear Joyce gasping over the phone. So I was right - he had wished me bad luck. Silence. then [he said] 'come back to-morrow' »
Les négatifs survécurent pourtant à la malédiction de l'écrivain. Ce portrait correspond sans doute au premier jour de cette séance de pose avant l'accident, montrant un Joyce anxieux, qui évite soigneusement le regard de l'objectif. La séance a été méticuleusement documentée par Freund, qui y consacre davantage de pages dans son carnet qu'à la centaine d'autres sujets qu'elle photographie entre 1938 et 1940 :
« Il avait revêtu une veste d'intérieur rouge et ses longues mains sensibles portaient plusieurs bagues. Il paraissait tout à fait malheureux à l'idée d'être photographié et me jetais des regard inquiets. Sa nervosité me gagnait : je commençais à laisser tomber des objets ; l'atmosphère se tendait de plus en plus. [...] J'appuyais sur le déclic et achevai mon film le plus vite possible avant de promettre au patient que, cette fois, je ne le dérangerai vraiment plus jamais. Visiblement soulagé, il me garda encore quelques minutes ; nous parlâmes de Finnegan's Wake, spéculant sur l'accueil de la critique et du public. À la fin, la voix de mon interlocuteur était devenue faible, exténuée ; il parlait de la mort - de sa mort - prédisant que Finnegan's Wake serait son dernier livre. Je l'assurai qu'après des années de travail intense tous les écrivains sont déprimés, épuisés ; qu'il était encore jeune (il n'avait que 56 ans) »
Une des variantes du portrait de Joyce qui fera la couverture du Time américain lors de la publication de Finnegan's Wake (1939),
dernier chef-d'oeuvre de Joyce. Citations (mélant français et anglais) extraites du carnet et journal de Gisèle Freund citées par Monique Sicard, « Photographier James Joyce », Genesis, 40 | 2015.