Manuscrit autographe complet et largement inédit de Mouloud Feraoun, daté par l’auteur de « décembre 1956 » à « juillet 1958 », pour son ouvrage Les Poèmes de Si Mohand, publié en 1960 aux Éditions de Minuit. Nombreuses ratures, corrections, passages biffés et ajouts*.
178 pages manuscrites à l’encre bleue et noire, sur un cahier Séyès à papier ligné, au titre autographe sur le premier plat « Si Mohand », une paperolle manuscrite encollée sur la page 53 numérotée par l’auteur ; figurent également dans le cahier 5 pages tapuscrites avec corrections autographes, intitulées « Voyage de Si Mohand de Maison Carrée à Michelet (Recueilli par la P. Giacobetti des P. B. à Beni-Yenni, en 1906 peu de temps après la mort du poète) ». Quelques rousseurs, une tache de brûlure sur les dernières pages du cahier. Mouillures et taches sur les plats.
Joint : deux lettres manuscrites adressées à Mouloud Feraoun. La première, de J. Simon, datée du 4 septembre 1956 ; la seconde, d’Emmanuel Roblès, écrite entre 1957 et 1958. Une photographie originale de Mouloud Feraoun aux côtés d’Emmanuel Roblès.
Exceptionnel manuscrit du dernier livre anthume de Mouloud Feraoun, avant son assassinat par l’OAS et premier recueil du grand poète berbère, Si Mohand Ou Mhand (ca. 1840-1906), dont les poèmes se transmettaient oralement depuis près d’un siècle.
Malgré la grande différence entre ce manuscrit originel et la version publiée, très élaguée, nous n’avons répertorié aucune autre version manuscrite des Poèmes de Si Mohand. L’ensemble des autres manuscrits connus des ouvrages et travaux de Feraoun est conservé à la Fondation Mouloud Feraoun à Alger.
TOUTES LES CITATIONS SONT TIREES DU MANUSCRIT, LE GRAS DESIGNE LES PARTIES RESTEES INEDITES.
Bien plus dense que la version imprimée, qui n’en retiendra qu’une partie, ce document unique n’est pas le simple manuscrit du nouveau projet d’écriture de Feraoun, il est le compagnon de sa traversée du désert. Rédigé simultanément et sur un cahier identique, il est le pendant littéraire de son fameux Journal politique et, sous son apparence d’innocent recueil poétique, un acte éminemment engagé et une affirmation esthétique inédite.
L’Indépendance poétique : une autre guerre sans nom
Le manuscrit s’ouvre ainsi sur une date : « Décembre 1956 », c’est-à-dire tout juste deux mois après les premiers attentats et alors que fait rage la sanglante bataille d’Alger. Il s’achève par une autre date : « juillet 1958 », soit au lendemain du célèbre discours de De Gaulle, qui semble offrir l’espoir d’une résolution fraternelle. À ces dates sont associées deux villes tout aussi symboliques. Le manuscrit est en effet commencé à « Fort National », ville de naissance de Si Mohand et de Feraoun, cœur de leurs œuvres respectives, mais également haut lieu de l’identité berbère et de la résistance Kabyle. La dernière page est achevée à « Alger », tel un retour d’exil et surtout une transformation de cette histoire d’apparence communautaire en véritable récit national.
Bien entendu ces dates et lieux ne seront pas retenus à l’impression, car ils témoignent de l’histoire d’une écriture et non d’une œuvre achevée qui se veut intemporelle. De même Feraoun, (qui ne cite jamais cet ouvrage dans son Journal) aura soin d’effacer ici, les trop transparentes comparaisons avec l’actualité tragique, les réflexions trahissant ses pensées, et surtout les traces de son implication directe en tant que kabyle telle qu’elle transparaît dès la huitième ligne du manuscrit :
« Nous nous y retrouvons tous au point que l’artiste y semble avoir exprimé une fois pour toutes notre âme tout entière »
Pas un de ces « nous » ne sera conservé dans la version imprimée. Avec ce pronom, c’est tout le sous-texte que Feraoun choisira de taire (ou du moins de voiler) au public. Ainsi disparaissent la totalité des interprétations des poèmes – qui enrichissent considérablement le manuscrit– pour ne conserver que des notes purement objectives. De même, le texte final, en condensant les informations, en supprimera les motivations intimes :
« Dans un pays où la rude bataille pour l’existence était un combat continu, quelle place pouvait rester au rêve ? C’était une douce folie qui faisait hocher les têtes, une malédiction qui pouvait frapper un être sain. Non, chez nous, il avait beau rimer ou chanter, le rêveur n’était rien d’autre qu’un parasite. »
Pourtant, cette entreprise est, dès l’origine, liée à l’actualité tragique et la traversée littéraire qu’entreprend Feraoun au plus fort des « événements » commence réellement quelques mois plus tôt. Un passage, tronqué dans l’œuvre imprimée, nous apprend ainsi que l’intérêt de Feraoun pour Si Mohand lui a été inspiré par un autre :
« Tenter de connaître le vrai visage de Si Mohand ? Nous avons hésité longtemps avant d’assumer cette tâche délicate. Et à vrai dire nous n’y aurions peut-être pas songé si un homme de cœur sensible et d’esprit curieux n’avait éveillé notre intérêt et ne s’était pris d’affection pour le bohémien génial. Monsieur J. Simon directeur de l’école normale de Rodez découvrit Si Mohand il y a dix ans alors qu’il était inspecteur primaire des écoles de Kabylie et que ces randonnées administratives à travers vaux et pitons lui firent aimer notre pays et pénétrer l’âme kabyle. C’est à lui que nous devons l’exemplaire rarissime de Boulifa sur lequel nous travaillons ainsi que plusieurs recueils de poèmes et de précieuses notes biographiques. »
La version imprimée, toute déférente soit elle envers J. Simon, ne retiendra pas l’influence décisive de celui-ci sur le choix de Feraoun. Pourtant, sa lettre, jointe au manuscrit, est datée du 4 septembre. Il a en effet fallu trois mois à Feraoun pour accepter la lourde responsabilité qui lui était échue. Or cette tâche lui est confiée par un roumi :
« Cette documentation inestimable qu’il a patiemment réunie, il nous l’a confié avant de s’embarquer pour la France s’arrachant à un pays qui était devenu le sien, à des amis qui lui étaient chers. Son envoi était accompagné d’un message amical dans lequel il ne cherchait pas à dissimuler sa tristesse. »
Cet antécédent, clairement assumé dans le manuscrit, inscrit la difficile reconstitution et préservation de l’œuvre de Si Mohand sous le signe d’une collaboration entre deux cultures dont Feraoun porte le double héritage : celle de l’oralité et celle de l’écrit, de l’immédiat et de l’Histoire. C’est d’ailleurs en France et en français que Feraoun fera paraître Les poèmes de Si Mohand, avec la transcription phonétique du berbère, par une méthode longuement explicitée dans le manuscrit et qui a pour conséquence principale l’adoption de l’alphabet latin au lieu d’un « alphabet disposant de 50 caractères différents diacrités de points, d’accents, de chevrons ou de barres [qui] rappelle davantage le chinois que le français ou l’arabe ».
La seconde lettre est d’Emmanuel Roblès, le grand ami de Feraoun. Non datée, elle est adressée à « Mouloud Feraoun, directeur d’école Cité Nador, Clos Salembier, Alger », poste qu’occupe Feraoun à la fin 1957 croyant naïvement à « un ciel plus clément ». Il évoque déjà ses premières démarches auprès de Germaine Tillion et André Malraux, qui conduiront à son affectation d’inspecteur des centres sociaux en 1960. Il conseille également à son ami d’adresser son Si Mohand à l’éditeur algérois Henry Baconnier, qui a déjà publié son recueil, Jours de Kabylie, en 1954, et qui lui offrira en effet une tribune dans sa luxueuse revue culturelle Algeria. Feraoun y publiera en septembre 1958 un article tiré de son manuscrit et intitulé « La légende de Si Mohand », mais ce n’est qu’en 1960 que Si Mohand aura l’honneur d’être publié dans la prestigieuse et très engagée maison des Éditions de Minuit où est parue notamment La Question d’Henri Alleg (1958).
Ainsi, l’aventure Si Mohand est loin d’être un projet communautaire et excluant, comme le sont les revendications nationalistes du temps. Au contraire, Feraoun entreprend ici une œuvre unique, résultat du syncrétisme entre des cultures que tous veulent inconciliables.
On sait que Camus, confronté à la violence des événements et pressé par tous de prendre position choisit de se taire, seule attitude digne selon lui face au déchaînement de haines. Feraoun sera un des rares à le comprendre : « Le fait qu’il se soit cantonné dans ce silence est une marque de sympathie, sinon plus, pour nous. » Dans un monde d’idéologies destructrices, la revendication humaniste est inaudible, car irréductible à une Vérité unique. Ce n’est d’ailleurs qu’auprès de Feraoun que Camus pourra reformuler cette affirmation qui lui valut tant d’animosité : « Je me suis pris à espérer dans un avenir plus vrai, je veux dire un avenir où nous ne serons séparés ni par l’injustice ni par la justice ».
Si tous deux affrontent à travers Actuelles et Journal la prosaïque complexité du monde, ils partagent depuis longtemps la conviction que, pour combattre le « problème qui empoisonne notre vie à tous, en Algérie, il [faut] écrire un autre livre » (lettre de Camus à Feraoun du 12 juin 1951). Cet autre livre tous deux s’y attellent : Avec Le Premier homme, Camus brosse le portrait d’un pied-noir, aux antipodes du colon prédateur, partageant le sort du plus modeste autochtone. Feraoun quant à lui dresse celui d’un poète berbère digne de ses plus grands contemporains métropolitains.
Deux livres sur la transmission, deux récits de partage, et surtout deux tentatives de restituer à leurs contemporains un passé commun, pour changer le regard que l’on porte sur soi et sur l’autre.
Si Mohand est le Premier homme de Feraoun qui, dans le manuscrit, ne le présente pas autrement : « Me voici, je suis l’homme, je suis le poète. Tel apparut Si Mohand. »
Sur mon cahier d’écolier … J’écris ton histoire
Lorsqu’au cœur du conflit l’un des plus importants écrivains d’Algérie de langue française, réfugié dans sa Kabylie natale, décide de consigner sur un cahier d’écolier les poèmes d’un obscur poète vagabond du siècle précédent, il semble naturel d’interpréter cet intérêt soudain pour la poésie populaire comme un refuge nostalgique à la violence des temps.
Il suffit pourtant de se pencher sur la couverture imprimée de ce cahier pour pressentir la puissance politique et culturelle que recèlent ces 192 pages quadrillées (dont seules sept sont restées vierges) :
Un fier destrier, une femme en armure dressant une épée renversée, pommeau vers le ciel et dessous une légende évidente : « Jeanne d’Arc ». La couverture imprimée est typique des cahiers Séyès du début du siècle, excitant le sentiment national des jeunes écoliers. Mais la fière silhouette est ici surmontée d’un autre patronyme manuscrit : « Si Mohand » qui en modifie la lecture.
De fait, le recueil de poésie que publie Mouloud Feraoun est sans doute, en 1960, la première revendication d’une littérature berbère et, au-delà, l’affirmation de l’indépendance culturelle de l’Algérie envers le colonisateur occidental, comme envers le monde arabe.
Le pommeau dressé de Jeanne, symbole usuel d’une suprématie christique, semble ici se muer en un renversement de la violence guerrière devenue adoubement chevaleresque et pacifique par la plus noble des figures tutélaires.
Ce qu’entreprend ici Feraoun n’est en effet pas une prise de position partisane pour ou contre l’indépendance, mais, bien plus profondément, la réhabilitation de l’identité d’un peuple par la reconnaissance de son génie propre.
Lorsqu’en 1939, Camus, dans un précoce article sur la situation des kabyles, appelait de ses vœux : « le jour enfin où sur les bancs d’une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître » (in Misère de la Kabylie, Alger-Républicain du 5 au 15 juin 1939), le jeune instituteur, Mouloud Feraoun, déjà auteur d’un premier roman « d’éducation », Le Fils du pauvre, applaudissait ce droit à la culture. Pourtant en 1956 Feraoun, devenu un écrivain algérien majeur, a une tout autre ambition en commençant l’écriture des Poèmes de Si Mohand. Il n’est plus question pour lui d’élever les indigènes au niveau culturel des Français. Depuis la guerre, ceux-ci « ont perdu toutes les qualités que nous croyions leur découvrir et qu’ils croyaient avoir. » (Journal, 2 novembre 1956). Il s’agit à présent de faire reconnaître aux uns comme aux autres que cette hiérarchie n’existe pas, même à l’aune des critères occidentaux, dont les principaux sont la supériorité de la culture écrite et le privilège de la conscience artistique.
La sauvegarde précoce de nombreuses isefra, poèmes de transmission purement orale, est d’ailleurs l’œuvre de ces mêmes occidentaux qui, paradoxalement, cherchaient par cette collecte ethnologique à affirmer leur domination. Mouloud Feraoun n’est donc pas le premier à publier des poèmes de Si Mohand, ceux-ci apparaissent peut-être, anonymement, dès 1867, dans le recueil de Poésies populaires de la Kabylie du Djurjura du colonel Hanotaux qui ne manque pas de préciser dès la première page d’introduction : « Il est à peine besoin de dire qu’on ne doit pas s’attendre à rencontrer chez eux une littérature rappelant, même de loin, celles des nations civilisées. ». De fait, Mohand-Ou-Mhand n’est mentionné dans le recueil que comme sujet d’un poème et non comme auteur : « Mohand-ou-Mhand était un des débiteurs du poète. Mohand est l’abréviation de Mohammed, elle est généralement usitée en Kabylie. »
Quarante ans plus tard, Saïd Boulifa entreprend la première collecte de poèmes clairement attribués à Si Mohand, auquel il adjoint ceux de nombreux autres poètes. Son recueil de poésies kabyles publié à Alger en 1904, deux ans avant la mort de Si Mohand, devient, comme l’écrit Mouloud Feraoun, « Le Livre, l’unique livre des jeunes kabyles ». Cependant, le but avoué et proclamé de Boulifa – quoique grand amateur de poésie et admirateur de Si Mohand –, est clairement sociologique, et son recueil est précédé d’une longue étude sur la société kabyle que les poèmes servent à illustrer.
Des souris et des dieux
Il n’en demeure pas moins qu’il crée ainsi le premier ouvrage dont peut se réclamer un peuple. Et Feraoun développe longuement le traitement si spécifique des quelques exemplaires circulant dans la communauté kabyle :
« Curieuse destinée de ce livre […] On le trouve, certes dans les villages, vieilli et vénérable. La noble patine du temps l’a terni ou obscurci, il n’est jamais complet, nombre de ces feuillets manquants ont été cédés à un ami ou bien indélicatement arrachés par un autre faisant en d’autres mains leur carrière clandestine. […] On peut voir […] le livre entier dans une enveloppe rustique de véritable parchemin. Ceux qui s’essaient à relier vous le présente entre deux couvertures de contreplaqué rigide, désormais à l’abri du temps et des souris. »
La comparaison entre le « Livre » des berbères, et la « Bible » de Gutenberg est transparente et ce n’est pas innocemment que Feraoun crée ce parallèle avec la naissance du livre imprimé, qui marque le début de la Renaissance française.
Bien plus développée dans le manuscrit que dans la version imprimée, cette partie sur la naissance du livre en Kabylie explore tous les indices d’une fondation culturelle :
« Le titre de l’ouvrage, le nom de l’auteur et de l’éditeur ont disparu par usure d’une couverture crasseuse mais toujours solide. Visiblement les feuillets de la première partie, toute l’introduction de Boulifa, ont été les moins respectés. Peu chaut au possesseur du livre à qui il le doit, ce qu’il a coûté de travail et d’application. Une seule chose l’intéresse : les poèmes. Ceux-là « il ne les lâche pas » comme dit Si Mohand ».
L’auteur « de circonstance » est ainsi effacé au profit de l’auteur véritable, et les lecteurs investissent l’œuvre de leurs marginalia : « les pages usées aux rebords sont quelques fois déchirées et toujours surchargées au crayon ou à l’encre par quelque lecteur fervent ou irrespectueux qui a tracé de son écriture malhabile une réflexion, un mot, le nom de celle qu’il aime, ou plus prosaïquement l’objet de ses préoccupations. » (Le manuscrit souligne même, grâce à ces notes, l’émouvante histoire d’un exemplaire : « Vive la vie volontaire – 65e-RA.2e-Bie-Blida » il a dû appartenir à un tirailleur »). Cette appropriation de l’œuvre trouve son paroxysme dans le recopiage sur « leur carnet propre » par « de jeunes amateurs de poésie » qui « relèvent les chants qu’ils aiment […] avec cette orthographe directe qui exclut les subtilités et désespèrent les lecteurs. »
« L’unique livre des jeunes kabyles » ne fait pas juste concurrence à la culture occidentale, il témoigne aussi d’une indépendance sacrilège envers un autre Livre sacré. La plus belle et signifiante légende de Si Mohand rapportée par Feraoun est une allusion directe et inversée à la transmission du Coran par l’ange Gabriel à Mahomet :
« Un jour, un ange se présenta à lui et lui fit cette proposition : « Rime et je parlerai ou bien alors parle et je rimerai. » Si Mohand choisit de parler. Voilà pourquoi des rimes divines ont pu servir à des paroles profanes, car le fantasque poète, nanti du précieux cadeau, se soucia moins de glorifier les anges que de traduire ses propres tourments. »
Les deux grandes puissances idéologiques qui se disputent le pays sont ainsi congédiées au profit d’un poète sans œuvre propre, mais auquel toutes sont attribuées, un prophète sans prophétie mais source de toutes les vérités :
« Sur les trois cents poèmes collationnés par Boulifa, une centaine seulement serait de Si Mohand. Les autres sont dus à des disciples, des imitateurs anonymes et plus ou moins heureux du maître inégalable. De même que Boulifa disparaît derrière Si Mohand, ces poètes secondaires n’existent pas dans le livre. Personne ne veut les connaître. C’est le livre de Si Mohand et rien d’autre. Et beaucoup de poèmes qu’on n’y trouve pas, des dictons étincelants comme des médailles, des réparties spirituelles, des maximes sensées, des réflexions pertinentes, des cris pathétiques, tout cela qui se colporte depuis des décades est également de Si Mohand. On vous l’affirme, il faut le croire, croire à la légende de Si Mohand, le poète inspiré qui a tout dit, une fois pour toute. »
La version publiée ne retiendra pas ce passage, mais le manuscrit, écrit d’un seul tenant, révèle l’intention de Feraoun de composer à travers l’œuvre exclusive de Si Mohand, une figure esthétique tutélaire pour le peuple algérien, une Jeanne d’Arc littéraire et pacifiste qui – amusante coïncidence – n’a pas plus de vie sexuelle que son modèle. Combien de pages et de notes Feraoun ne consacre-t-il pas dans son manuscrit à l’impuissance de Si Mohand, que « le poète ne confesse qu’à demi-mots mais [dont certains vers] constituent, à [son] avis, “un aveu suffisamment explicite” » !
Ce prosaïsme insistant de Feraoun sert évidemment son désir de substituer à la figure du poète errant proposée par Boulifa, celle d’un poète présent. Il lui faut pour cela établir une biographie qu’il veut réaliste : « Puisse cette biographie, inévitablement approximative, le faire apparaître tel qu’il a pu être, et, si elle réduit un peu sa légende, donner plus de consistance à sa réalité humaine. »
Poète sans frontière ?
Pourtant, la biographie de Si Mohand par Feraoun n’est pas plus neutre que celle de Boulifa, et le manuscrit, bien plus que la version finale, laisse transparaître les ambitions de l’écrivain.
Dès les premiers mots du chapitre biographique, Feraoun tente de fixer une vérité définitive qu’il sera obligé de relativiser à la publication : Ainsi « dates exactes de sa naissance et de sa mort » deviendra finalement « dates de sa naissance et de sa mort » et “1845”, sera plus sobrement remplacé par “1840 ( ?)”. À l’instar de cette tentative d’installer Si Mohand dans une chronologie historique figée, la longue introduction – plus de la moitié de l’ouvrage – de Feraoun révèle bien plus qu’une simple tentative de contextualisation.
Elle est, de fait, entièrement construite dans une vision politique et culturelle actuelle. Ainsi des citations du poète :
« Celui qui a des amis
Ne peut être faible
L’amitié est un trésor caché
Dont le malheur déchire le voile.
Mais il n’acceptait pas l’amitié du premier venu :
Un mauvais ami est une fausse monnaie
Qui accroît votre affliction quand on vous la refuse. »
Comment ne pas lire un message implicite adressé aux berbères et à leurs difficiles prises de position dans le conflit ? Douloureux dilemme qui hante le Journal et qui traverse l’histoire berbère, des Izwawens (les zouaves) aux harkis, et de Lalla Fatma N’Soumer, la rebelle de la Conquête, à Abane Ramdane, « l’architecte de la révolution », originaire comme Si Mohand de Fort National et à l’origine du Congrès de la Soummam d’août 1956. Il sera assassiné l’année suivante par les siens.
De même, Feraoun circonscrit la vie errante du poète dans une géographie très limitée :
« Il passa les quelque trente ans de sa vie aventurière entre la Grande Kabylie et la région de Bône ».
À nouveau le poème choisi par Feraoun est moins instructif que symbolique :
« J’ai suivi le soleil
qui déclinait vers mon pays
tandis que le bateau mettait le cap vers l’ouest... ».
Le Si Mohand de Feraoun n’est pas un poète sans nation, il voyage, certes, mais à travers son pays, ses montagnes. Il dessine ainsi une géographie culturelle au détriment de l’image de liberté que Boulifa lui attribuait : « tombé dans la misère, il suivit son inspiration et alla toujours droit devant lui ». Feraoun offre une tout autre explication à l’errance du poète :
« La famille tomba en décadence après l’insurrection de 1871. Partisan des insurrectionnels, […] le père du poète fut exécuté à Fort-National […] C’est vers cette époque que commença la vie aventurière [devenu « aventureuse » dans la version publiée] de Si Mohand. »
Loin de la bohème décrite par Boulifa, l’errance de Si Mohand vue par Feraoun est plus un exil forcé dont il donne, quelques lignes plus loin, une métaphore : « Il était pareil à une feuille que le vent emporte et ne pourrait se fixer nulle part ailleurs que sur la branche d’où elle est détachée. » L’absurdité de l’image est redoublée dans le manuscrit : « Or lui, il était détaché d’un foyer détruit. »
Je brave encore Sylla
En faisant débuter l’aventure poétique de Si Mohand par la rupture de 1871, Feraoun instaure une double fondation : celle du crime originel auquel le peuple doit son malheur, la répression de la révolte de 1871, et, à travers cette révolte, la première prise de conscience d’une identité exprimée tant par le combat que par l’activité artistique. Mais du même geste, Feraoun relègue la colonisation elle-même à une pré-histoire, presque hors de « cause » ou, du moins, hors-sujet.
Ce mouvement pendulaire entre réaction à l’oppresseur et refus de rejeter une culture à laquelle il se sent redevable, comme peut l’être le peuple Kabyle à l’écriture « d’avoir sauvé de l’oubli les poèmes de Si Mohand », marque la position unique de Mouloud Feraoun en ces temps de polarisation des positions.
Le poème de Si Mohand, cité par Feraoun dans ce passage, est éloquent :
« De Larba à Adeni,
j’ai fait mes adieux
À tous les gens sensés.
Je les ai tous vus,
Mais je n’ai dit à personne
La Cause de mon départ.
Quant à ceux qui nous ressemblent,
Je n’ai rien pu cacher,
Car ils sont pétris par le malheur. »
L’impossible expression d’un humanisme, qui suscitera tant de haine envers son ami Albert Camus, surgit dans la bouche même du poète. « Ceux qui nous ressemblent » est le contraire d’un principe d’exclusion de l’Autre qui empoisonne le discours des colons, ou d’une définition restrictive de l’identité qui corrompt les revendications indépendantistes. Quelques semaines plus tôt, Feraoun était encore plus direct dans son Journal :
« Roblès n’est pas seulement un ami ou un français. Je ne lui donne aucune patrie car il est de n’importe où, c’est-à-dire exactement de chez moi. Pauvre ami, je crois que tu es encore plus à plaindre que moi et ton désarroi d’Algérien non musulman est plus pathétique que le mien » (Journal, 2 novembre 1956).
La version imprimée ne comporte pas d’appel explicite à l’entente. Au contraire, elle met parfois en avant une véritable violence, notamment au poème 16 sur le même thème :
« J’ai juré que de Tizi-Ouzou
Jusqu’à Akfadou
Nul ne me fera subir sa loi
[« Ils ne me commanderont pas » dans le manuscrit]
Nous nous briserons, mais sans plier.
Plutôt être maudit
quand les chefs sont des maquereaux.
L’exil est inscrit au front :
Je préfère quitter le pays
Que d’être humilié parmi ces pourceaux. »
Toutefois, ce poème s’accompagne dans le manuscrit d’une superbe note révélatrice de la difficile position de Feraoun et surtout de son double attachement à sa terre algérienne comme à sa culture française :
« Certes, le poète fait preuve de noblesse en refusant de s’incliner devant des chefs indignes, sous les yeux d’une populace méprisable. Il est irréductible et hautain. Mais en abandonnant le terrain, en choisissant l’exil, il réunit dans le même mépris administrateurs et administrés. Aucune parole de pitié pour ces derniers, aucune compassion pour ceux qui ne peuvent pas, comme lui, fuir la tyrannie. On aimerait pouvoir rapprocher son attitude de celle non moins intransigeante de Victor Hugo :
« Et s’il en reste un [sic], je serai celui-là »
mais plus généreuse :
« Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer. »À la décharge de Si Mohand, ajoutons que le cadre restreint de l’asfrou [poème] exige qu’il s’en tienne à l’essentiel, à ce qui doit porter. Or ici, il s’agit de susciter un sentiment de dignité chez les gens trop résignés qui s’enlisent dans la honte et s’habituent aux humiliations. Ces gens qu’il faut secouer rudement parce qu’ils ont davantage besoin d’amour-propre que de pitié. »
L’invocation de Victor Hugo et de son exil est transparente. Il s’agit de défendre une certaine idée de la France, salie par des chefs « indignes », et non de la rejeter entièrement. Le titre du chapitre dont fait partie le poème est d’ailleurs éloquent : « l’amitié bafouée ».
Mais en 1960, il ne sera plus temps de braver Sylla. Quelques mois avant la publication, Feraoun écrivait dans Journal : « Oui vive l’Algérie ! gloire à ceux qui sont morts pour elle afin que d’autres puissent lever la tête et crier leur délivrance à la face de l’humanité honteuse et complice. Mais quand l’Algérie vivra et lèvera la tête, je souhaite qu’elle se souvienne de la France et de tout ce qu’elle lui doit. »
Verlaine et Si Mohand, les frères maudits
Hugo n’est pas le seul poète auquel soit comparé Si Mohand, l’ombre de Verlaine hante chaque page du manuscrit.
C’est à Henri Basset que Feraoun emprunte d’abord cette comparaison, dans un long paragraphe non retenu à l’impression :
« Aussi, ne pouvons-nous souscrire qu’avec réserve à ce jugement de H. Basset dans son essai sur la littérature berbère : “Un rapprochement inattendu, paradoxal, s’impose à notre esprit… Sur quel terrain se rencontrent les poètes de la plus évoluée des littératures et de la plus jeune, Verlaine et Si Mohand ? La poésie berbère aurait-elle, en si peu d’années, fait tant de chemin ? Mais leur situation, à tout prendre, est-elle si différente ? Des déclassés tous deux, restés en marge d’une société pour laquelle ils n’étaient plus fait, ou ne l’étaient point encore peut-être, aussi une similitude de tempérament, la connaissance du bien et le désir de l’atteindre mais une âme faible et incapable de résister à l’attirance du vice. De là, un conflit qu’ils ont su l’un et l’autre exprimer, parce que tous deux avaient reçu le don merveilleux de la poésie ; l’un, issu d’un peuple jeune, fut brutal et sans artifice, l’autre, né d’une civilisation avancée, après des siècles de luttes littéraires, plus raffiné, et avec un sens profond des nuances. Seulement, Verlaine fut tel par ordre d’accident, et lui, tout seul, Si Mohand, par la rigueur d’une loi sociale inéluctable.”. »
Feraoun, critique à l’égard de Basset, adhère toutefois à la comparaison :
« Oui, il est peut-être comme Verlaine un déclassé en marge de la société. Mais l’un part repoussé par les siens, tandis que l’autre fut écouté comme un oracle et vénéré comme un sage. Des déclassés tous deux ? Verlaine reste le poète maudit, Si Mohand, à nos yeux, est l’interprète des anges. »
Quelques pages plus loin cependant, un poème de Si Mohand semble bien contredire cette différence :
« Les symptômes en sont concluants
Je serai toujours le maudit… »
Un aveu que Feraoun fait suivre immédiatement de cette description :
« Habitudes du poète : il buvait, fumait, dépensait sa poésie, à défaut d’argent, dans les cafés français. […] Il affectionnait les vins doux, l’absinthe ou le rhum. Tout en fumant sa pipe ».
Si Mohand (1845-1906) n’est pas seulement l’exact contemporain de Verlaine (1844-1896), il est son double berbère.
Confessions, amitiés, alcool, trahisons, vices et religion, sagesse et maladies, il n’est presque pas un poème qui ne porte la présence fantomatique de ce frère d’outre-mer que Feraoun, dans le manuscrit uniquement, convoque à nouveau pour analyser ce qu’il considère comme « l’un de plus beaux poèmes de Si Mohand ».
« N’est-ce pas la même douce tristesse qui imprègne tel chant de Verlaine qui par hasard offre les mêmes caractéristiques quant à la forme ?
Les sanglots lents [sic] a
Des violents [sic] a
De l’automne b
Blessent mon cœur a
D’une langueur a
Monotone… b
Superbe lapsus de Feraoun qui, invitant Verlaine à la rime berbère, instille dans sa poésie le malheur algérien, avant d’en effacer toute trace dans la version imprimée.
Plus discret, un autre poète aux semelles légères semble parfois se mêler à cette danse maudite :
« Mon pauvre cœur étonné, ceux qui le comprennent l’ont délaissé, il demeure seul dans la foule » tandis qu’au poème suivant « le bateau s’ébranle et mugit ».
Egalité et fraternité, en attendant la liberté
Feraoun a donc fait un choix très personnel parmi les cent poèmes attribués à Si Mohand par Boulifa, plus ceux confiés par J. Simon dont l’émouvante lettre, également retranscrite dans le manuscrit, témoigne des liens forts qui unissaient certains expatriés et leur terre d’accueil :
« Je vous adresse avant de quitter l’Algérie, le peu que nous avions réuni sur le sujet de Si Mohand […] Il y a là toutefois une belle matière, difficile comme tout ce qui touche à la poésie et aux poètes. Elle peut, en ces temps rageux, vous aider à conserver votre confiance en vous-même, en la Kabylie si attachante. »
Cette confiance en lui-même, que Simon appelle de ses vœux, c’est celle à laquelle aspire également Fouroulou Menrad, évidente anagramme de Mouloud Feraoun et narrateur du Fils du pauvre, déjà enseigné dans toutes les écoles. C’est naturellement aussi celle que Feraoun, à travers l’œuvre de Si Mohand, voudrait à nouveau inspirer à tout un peuple :
« Si Mohand apparait ainsi comme un miroir où se reflète l’âme de son pays, le symbole même d’une génération en plein désarroi, brutalement arrachée aux traditions, dont les structures sociales ont éclaté d’un seul coup mais à laquelle les bouleversements économiques et les ouvertures sur le monde extérieur n’ont pas encore laissé le temps de s’adapter. Il n’est pas un déclassé comme Villon ou Verlaine mais plus exactement le mage d’un peuple vaincu, prêt à s’installer dans la défaite et le déshonneur, le spectateur impuissant qui assiste le cœur meurtri à tous les reniements, à toutes les déchéances. »
Les parties (ici en gras) supprimées de la version imprimée sont pourtant les clés de lecture de cette œuvre bien plus personnelle et actuelle qu’elle ne le semble.
Et, à nouveau, l’humanisme de Feraoun et son impossible désir d’entente entre les peuples, malgré les blessures, transparait dans la biographie du poète :
« Pour Si Mohand, la conquête de la Kabylie signifie tout d’abord la mort de son père, la ruine de sa famille, la destruction de son village. La conquête le condamna à la pauvreté et au vagabondage : il ne put jamais reconstruire sur des débris et tous ceux qui rapidement parvinrent à se relever étaient des gens connus et catalogués, sans scrupules, sans honneur, prêts à tout vendre, prêts à servir le nouveau maître et à tyranniser leurs frères. Jamais il ne pactisa avec le conquérant, ni ne s’inclina devant ces valets auxquels il réserva tout son mépris. Par contre, il savait apprécier le Roumi, admirait ses réalisations, sciences, ou sa beauté, il avait une confiance totale en sa valeur morale et son esprit de justice. À certains égards, il se sentait plus près de lui que de ces chaouchs. Il aimait l’agencement des villes qui naissaient un peu partout où grandissaient à vue d’œil, les routes droites et larges que l’on ouvrait, la civilisation qui pénétrait, prometteuse de progrès, aussi porteuse d’alcool et de facilité. L’ivresse, la débauche qu’il rencontrait à Alger, à Blida ou à Bône, était pour lui source d’oubli et de bonheur. Que les gens sérieux amassent des sous, lui, il aimait ses joies factices, mais non dégradantes à ses yeux, ou alors, si elles étaient dégradantes, elles demeuraient sans effet sur celui qui n’avait rien et ne cherchait à rien avoir. »
Tout le combat mené par Camus et Feraoun pour une Algérie française comprenant et respectant tous ses habitants, Kabyles, arabes, juifs autant que les colons installés, dans une vraie quête de partage culturel et artistique est inscrit dans ces lignes. Mais celles-ci sont tout autant la chronique d’un échec annoncé, non seulement à cause de l’avidité des hommes, mais aussi en raison du désespoir qui mine la population.
Le Journal de Mouloud Feraoun, rédigé simultanément et sur les mêmes cahiers à l’effigie de Jeanne d’Arc (conservés à la Fondation Mouloud Feraoun, à Alger), décrit avec une lucidité et un humanisme désespéré, l’inéluctable descente aux enfers du pays. Avec Si Mohand, l’écrivain tente de rappeler aux frères ennemis, qu’ils partagent une langue commune, celle de l’art.
Sans doute cette langue-là est-elle étrangère à la plupart des intellectuels de l’époque. L’un d’entre eux, toutefois, partage cette sensibilité. En 1957, en remerciement de son télégramme le félicitant pour son Nobel, Albert Camus lui adresse une lettre qui fait un singulier écho à l’œuvre en cours de Feraoun : « Je suppose que les autres ont consommé en eux-mêmes la séparation dont nous souffrons tous. Et pourtant si, par-dessus les injustices et les crimes, une communauté franco-arabe a existé, c’est bien celle que nous avons formé, nous autres écrivains algériens, dans l’égalité la plus parfaite. »
Les Poèmes de Si Mohand est cet hymne à l’égalité entre les artistes et, au-delà, entre les hommes. Ce sont aussi les derniers mots que Camus adressera à Feraoun en aout 1958 : « Je continue d’espérer la réconciliation – et ce moment où notre amitié sera la règle de tous en Algérie. »
Faut-il conclure sur ce vain espoir dont on connaît aujourd’hui le terrible échec, où, à l’instar des deux grands écrivains algériens (« Camus était algérien au sens physique du mot. [...] Nous le considérons comme une gloire algérienne » dira Feraoun à sa mort), devons-nous remonter le temps et chercher dans les prémices de leur amitié, une source de leur communes valeurs ?
Les écrivains ont tous deux trente-huit ans lorsque Feraoun, à l’aube de son œuvre écrit à Camus, au faîte de la reconnaissance. L’admiration que lui porte celui qui se considérera toujours comme un simple « instituteur kabyle » ne tient pas à son dernier chef-d’œuvre dans lequel, au contraire, Feraoun « regrette qu’il n’y eût aucun indigène », mais à une bien plus précoce rencontre : « Je vous connais depuis longtemps. Je vous ai vu en 1937 à Tizi-Ouzou. Nous étions bien jeunes. Vous écriviez des articles sur la Kabylie dans Alger républicain ». Feraoun n’est donc pas vraiment dupe de l’absence de communauté arabe dans les œuvres de son confrère, car il comprend déjà que l’œuvre de Camus n’a pas besoin de diversité, qu’il cherche l’Homme qui est au cœur de tous les hommes, au cœur de l’écrivain Mouloud Feraoun : « J’ai l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres. » (lettre à Albert Camus, 1951)
Cinq années plus tard, Feraoun se lance à corps perdu dans l’œuvre d’un autre écrivain : Si Mohand-Ou-Mhand. Le manuscrit original, écrit d’un seul tenant, dont seul le changement de plume marque les arrêts, révèle, derrière ce que Feraoun croit d’abord être un pensum (« une tâche d’autant plus ingrate que je me substitue à celui qui en eut le premier l’idée »), la plus intime de ses œuvres, celle qui fait écho à ce désir premier avoué à Albert Camus :
– 1951, lettre à Albert Camus : « Si je parvenais un jour à m’exprimer sereinement, je le devrais à [...] vos livres qui m’ont appris à me connaître, puis à découvrir les autres. »
– 1956, Les poèmes de Si Mohand, première partie, 4e page : « Les paroles du poète trouvèrent en lui un si profond écho… […] lorsqu’enfin son verbe éloquent vous venge des autres comme de vous-même, de vos silences, de vos lâchetés, de vos faiblesses, vous reconnaissez en lui celui que vous auriez voulu être, ce double que vous croyez avoir étouffé en vous, et qui subitement vient vous dire : “me voici, je suis l’homme, je suis le poète" »
La « sérénité », qui fait encore cruellement défaut à cet aveu, Mouloud Feraoun la trouvera en effaçant de l’édition imprimée toutes les références explicites à l’actualité, achevant ainsi le diptyque formé avec le Journal. Ce dernier, témoignage d’une réalité immédiate, assume sa subjectivité et son empathie, cependant que Si Mohand, en quête d’objectivité, reconstitue une histoire aux multiples témoins. Alors qu’il assiste à l’effondrement de l’histoire franco-algérienne, Feraoun cherche à établir un nouveau récit fondateur qui ne soit pas érigé sur les ruines de l’autre. Sans doute est-ce pour cela que ces deux écrits, rédigés simultanément et sur les mêmes cahiers, ne feront finalement aucune référence explicite l’un à l’autre, bien qu’en filigrane dans la version imprimée mais en évidence dans le manuscrit, le lumineux espoir qui transparaît des Poèmes de Si Mohand soit pour Feraoun une réponse au sombre prosaïsme de son Journal.
Aujourd'hui, l'Algérie francaise est morte, ou peut-être hier
Les poèmes de Si Mohand sont, au peuple d’Algérie, ce que la littérature d’Albert Camus fut pour Mouloud Feraoun : le récit d’un étranger qui parle pourtant de lui, l’autochtone, absent de l’œuvre, ou seulement nommé l’Arabe, « Le mot arabe n’est d’ailleurs pas très exact » écrira-t-il dans Sources de nos communs malheurs, tout en assumant de porter cette double identité dans cette « lettre arabe d’un kabyle ».
Si Mohand aussi ne parle que de lui-même :
« Il ne cherche à intéresser personne, n’attend rien de personne et ce qu’il dit de lui, le dit à lui-même. Puis il passe, messager indifférent, sans se préoccuper de savoir s’il a remué des cœurs ou fait verser des larmes. »
Sous la plume de Feraoun, sa personnalité évoque d’ailleurs parfois étrangement un Meursault :
« Son indifférence pour le jeu cruel des siens qui est le jeu perpétuel des hommes luttant pour la vie, peut lui apparaître parfois comme espèce de lâcheté, la démission d’un incapable, défaite d’un faible ».
Pourtant cette introspection perpétuelle, indifférente au sort de l’autre ne le marginalise pas, au contraire :
« C’est que le berger de même que le vieillard, c’est que le kabyle quel qu’il soit se retrouve dans la poésie de Si Mohand : nous nous y retrouvons tous au point que l’artiste semble avoir exprimé une fois pour toute notre âme tout entière ».
Pas plus que Meursault, Si Mohand ne « porte la forme entière de l’humaine condition », et l’œuvre de Feraoun, comme celle de Camus ne tend pas à une connaissance de l’Homme, tel que Montaigne la concevait. Leur quête, celle qu’ils partagent avec ce vieux poète berbère errant et solitaire, c’est celle de la condition humaine, son absurdité, d’abord, mais surtout la révolte créatrice qu’elle suscite, qui la sauve d’elle-même, par la considération de sa propre étrangeté :
« Je sais la voie et m’en écarte » dit Si Mohand le berbère. « Berbère », c’est ainsi que les conquérants arabes désignèrent les Amazighes, occupants originels de l’Algérie, empruntant pour cela aux Grecs le terme « bárbaros » : l’« étranger ».