30 décembre 2015
Loti éprouva une contrariété à la publication de l'édition de 1896 des Trois dames de la kasbah, qui, à l'instar des précédentes « éditions séparées » de cette nouvelle, est tronquée de son dialogue entre Loti et Plumkett qui encadrait la nouvelle dans le recueil Fleurs d'ennui. Or, comme l'écrit Loti à son éditeur en 1896 : "l'Epilogue de Plumkett me semble indispensable à maintenir, tel qu'il est dans Fleurs d'ennui ; il le faut absolument, pour expliquer l'incohérence voulue de l'histoire et juger comme elle le mérite cette moralité narquoise. Si on supprime l'Epilogue Plumkett, la moralité demeure simplement idiote".
C'est donc le sens véritable de la nouvelle qui, depuis sa première parution séparée en 1884, est faussé, l'éditeur n'ayant pas compris l'importance du personnage de Plumkett.
Ce second narrateur instaure, en effet, par sa conclusion sarcastique une mise à distance du récit et de sa naïveté apparente. Il contribue à construire ce personnage de "Pierre Loti" que Julien Viaud expose, non comme un pseudonyme, mais comme un véritable personnage-narrateur indépendant qui ne se confond que partiellement avec son modèle à travers ce qu'il nomme lui-même "l'à-peu-près de la légende".
De même, H. Plumkett, qui signe avec Pierre Loti le recueil de nouvelles « Fleurs d’ennui » est à la fois un des personnages principaux de Aziyadé et du mariage de Loti et l’avatar fictif de Lucien Jousselin. Officier de marine et écrivain, il fut un grand ami et le conseiller littéraire de Loti et participa à ses supercheries littéraires comme cette lettre qui devait figurer en tête du premier roman de Loti Aziyadé, rédigée de la main de Jousselin mais adressée de William Brown à Plumkett : « Loti est mort. Loti a quitté la sombre terre où il avait si follement brûlé sa vie… »
Considérant que « si on supprime l'Epilogue Plumkett, la moralité demeure simplement idiote", Loti supprime toutefois ce qui, dans l’épilogue original (in Fleurs d’ennui), était élogieux pour le narrateur.
Ses ajouts manuscrits marquent au contraire son recul face au récit. Loti s’approprie la moralité de ce « conte oriental » en l’introduisant de cette assertion inédite : « Il y a une moralité, Plumkett, que je vais prendre soin de déduire moi-même et de bien mettre sous vos yeux, parce que vous n’êtes pas très fin. » et conclue la nouvelle sur l’acerbe critique de Plumkett devenu dédicataire, avec Allah, du conte : « J’avais parfaitement prévu que votre conte n’aurait ni queue ni tête (…) Je ne vous le reproche pas on écrit comme on peut. Il ne serait pas raisonnable d’exiger que vous missiez de la suite dans vos récits, n’en ayant aucune dans les idées. »
De ce fait, Loti reprochant à son éditeur de « couper dans une oeuvre qui se tient sans avoir pris l'avis de l'auteur » s’approprie l’intervention de Plumkett, non plus comme une présence potache, trace de l’écriture à quatre mains d’un recueil de nouvelles, mais comme une clé de lecture de la nouvelle et avec elle de l’œuvre entière qui la précède.
Ainsi à l’horizon de ce « conte oriental » rapporté par « Pierre Loti » et critiqué par « Plumkett », les modifications manuscrites du véritable auteur révèlent peut-être la présence d’une terra inognita, celle d’un écrivain qui s’invente autant qu’il se raconte : Julien Viaud.