9 juin 2017
Lettre du docteur Royer-Collard, médecin en chef de l’hospice de Charenton à son Excellence Monseigneur le Sénateur ministre de la police générale de l’Empire 1808 (extrait), in D.A.F. Marquis de Sade, Maurice Lever, Fayard :
« Il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice a entraîné les inconvénients les plus graves ; je veux parler de l’auteur de Justine. Cet homme n’est pas aliéné. Son seul délire est celui du vice […] Il faut que celui qui en est atteint soit soumis à la restriction la plus sévère […] Or on a eu l’imprudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie aux aliénés, sans réfléchir aux funestes effets qu’un appareil aussi tumultueux devait nécessairement reproduire sur leur imagination. M. de Sade est le directeur de ce théâtre. C’est lui qui indique les pièces, distribue les rôles et préside aux répétitions […] Les malades qui sont en communication journalière avec cet homme abominable, ne reçoivent-ils pas sans cesse l’impression de sa profonde corruption ? Comment veut-on d’ailleurs que la partie morale du traitement de l’aliénation puisse se concilier avec ces agissements ? »
Lettre de M. Montalivet, Ministre de l’Intérieur, à Monsieur de Coulmier, directeur de l’Hospice de Charenton 1813 (extrait), in D.A.F. Marquis de Sade, Maurice Lever, Fayard :
« J’ai jugé, d’après le compte qui m’a été rendu, que les bals et les spectacles qui ont lieu dans la maison de Charenton dans la vue de distraire les malades pouvaient exercer sur eux une influence plus nuisible qu’utile, en agitant leurs sens et en exaltant leurs esprits, et il m’a paru convenable de supprimer provisoirement ces exercices. »
« Sade […] estimait son théâtre au-dessus de tout ce qu’il avait produit jusqu’alors » écrit son biographe Maurice Lever. Parmi toutes ses œuvres, c’est donc à ses quelque vingt pièces que l’auteur de Justine tenait le plus. Lorsque sa famille détruisit à sa mort tous les documents compromettants du sulfureux marquis, ils préservèrent heureusement ces cahiers soigneusement recopiés durant les dernières années passées à l’asile de Charenton et témoignant de ce qui semblait la seule passion saine de l’enfant maudit de la famille.
C’est dans un coffre scellé et oublié pendant près de cent cinquante ans dans une pièce dérobée du Château de Condé que furent entreposés tous les documents qui échappèrent à l’autodafé et qui ne seront mis à jour, compilés et édités que durant la seconde partie du XXème siècle grâce au surréaliste Gilbert Lély et à l’éditeur Pauvert.
Pourtant, si tous les romans de Sade connurent dès ce moment de nombreuses publications, son théâtre, après une première édition en 1970, souffrant de son apparent éloignement avec l’œuvre majeure, est à son tour ostracisé par les nouveaux lecteurs du marquis.
étrange destin d’un homme dont la vie et les œuvres sont marquées par une arbitraire et interminable scission entre le bien et le mal, le sain et la folie, la liberté et l’enfermement, le publié et l’inédit, le fantasme et la réalité, le connu et l’inconnu, le philosophe et le jouisseur, le romancier et le dramaturge.
Personnalité complexe et œuvre déroutante : Sade fut incompris hier et rejeté pour la noirceur de ses écrits. Mais ne l’est-il pas moins aujourd’hui par un sentiment contraire qui relègue aux oubliettes de la littérature tout ce qui de Sade n’est pas « sadique » ?
Si on regarde l’homme sous toutes ses faces, sans doute faut-il mettre, comme il le fait lui-même, son œuvre théâtrale au premier plan et observer ainsi à travers elle la profonde unité intellectuelle et littéraire d’un homme dont le « vice » tant décrié ou tant aimé n’est que la partie saillante d’un hédonisme profond et intellectuellement très abouti.
« Sade a aimé le théâtre à la folie, et sous toutes ses formes. Comédien, chef de troupe, décorateur, metteur en scène, et même souffleur par nécessité, le théâtre l’accompagne au long de sa vie. » (Maurice Lever)
Née sans doute au collège Louis-le-Grand, réputé pour ses représentations théâtrales orchestrées par les jésuites, cette passion prit une forme particulière à chaque étape de la vie du Marquis, des cabarets de régiment (période durant laquelle il écrit sa première pièce) aux amantes comédiennes que le jeune époux collectionne plus ou moins discrètement – jusqu’à faire « jouer » à l’une d’entre elles le rôle de sa femme au château de Lacoste. à partir de 1763, il devient acteur et metteur en scène puis prend la direction du Théâtre de société du château d’évry. Entre deux épisodes de libertinage, il fait jouer sa femme et sa belle-mère dans des drames de Voltaire, avant d’écrire ses propres pièces et de faire construire un grand théâtre de cent vingt places dans son château de Lacoste, tandis que parallèlement éclatent les premières affaires judiciaires du divin Marquis.
Comme ses romans sulfureux, c’est en prison que Sade compose la plupart de ses pièces, et ce, conjointement, comme le soulève dans son imposant essai sur le théâtre de Sade, Sylvie Dangeville qui note aussi que « ces juxtapositions témoignent de sa capacité à produire une œuvre organisée en réseaux de significations complexes et distincts ».
Lorsque Sade écrit en avril 1784 à l’Abbé Amblet : « Au reste, mon cher ami, il m’est impossible de résister à mon génie, il m’entraîne vers cette carrière-là malgré moi et, quelque chose qu’on puisse faire, on ne m’en détournera pas », c’est, en ces termes ambigus, son génie dramatique qu’il invoque et qu’il dresse face à cet autre génie, « sombre » : « Cela m’occuperait beaucoup [de faire jouer mes pièces à Paris] et me retirerait de tout le reste. J’ose même dire que c’est le seul moyen, et la raison en est physique : il faut une force supérieure pour combattre une force puissante. »
à chaque sortie de prison, ce sont encore ses activités théâtrales qui occuperont la vie publique de Sade, tandis que simultanément, lors de ses frasques secrètes, « le mode d’expression utilisé revient toujours à un processus théâtralisé où le protocole et le rituel s’imposent tout naturellement à la pure jouissance. Plaisirs érotique et théâtral ne sont donc que les deux facettes d’un même comportement car le renversement subversif des codes culturels et sociaux supposent toujours la mise en équivalence de ces deux démarches » (in S. Dangeville, Le théâtre change et représente : lecture critique des œuvres dramatiques du Marquis de Sade).
Ce lien significatif entre les faits libertins délictueux et les fortes périodes d’activités théâtrales a d’ailleurs été analysé par Annie Lebrun :
« Le fait d’écrire des pièces s’imbrique chez lui dans un ensemble de conduites qui toutes ramènent vers la scène comme point de rencontre entre le réel et l’imaginaire, l’unique et le nombre, le spectaculaire et le secret. […] Comme si quelque chose dans le jeu théâtral s’avérant insuffisant avait la double fonction de retarder et de rendre plus intense la nécessité d’un passage à l’acte mais en faisant voir par avance la théâtralité illusoire au-delà de laquelle il y a toujours une ‘‘autre scène’’ » (in Un théâtre dressé sur notre abîme).
Elle fait ainsi écho à cette étonnante introspection de Sade qui dans son Journal de Charenton écrivait : « le 21 depuis 3 semaines, j’éprouvais d’affreuses insomnies, ce fut la nuit du 20 au 21 [août 1807] que je réfléchis que de tous les temps les comédies m’avaient été funestes ».
Les dernières années de sa vie passées à Charenton sont également celles durant lesquelles le théâtre de Sade prend toute son ampleur.
Grâce à l’intelligente complicité du directeur de l’asile, Sade développe une intense activité dramatique dont la notoriété dépasse largement le cadre hospitalier. Il y fait aménager une nouvelle salle de spectacle pour laquelle il compose de nombreuses pièces destinées à être jouées par les pensionnaires et organise des représentations publiques auxquelles le Tout-Paris se précipite, attiré notamment par le précaire équilibre entre le jeu et la folie des acteurs.
C’est à cette occasion qu’il fait également recopier par ses voisins de chambrée toute sa production théâtrale, depuis ses débuts jusqu’à ses nouvelles créations. Cet ensemble de cahiers rédigés par des copistes improvisés et corrigés de la main de Sade constitue, pour la majeure partie, la seule trace manuscrite de l’œuvre théâtrale du Marquis.
Plus qu’une retranscription par l’homme mûr d’œuvres de jeunesse c’est une réécriture et une recomposition de son œuvre dramatique que Sade entreprend alors, signe supplémentaire de l’importance qu’il accorde à cette expression artistique et à chacune de ces pièces dont il approuve la version finale en l’annotant et en lui attribuant méthodiquement un numéro de classement spécifique au sein de l’ensemble des vingt œuvres retenues, en vue d’une publication complète de son théâtre.
Brillamment analysée par Sylvie Dangeville, la relation entre le théâtre de Sade, sa vie publique et clandestine, ses écrits érotiques et philosophiques, ses influences littéraires et « l’irréductible originalité de sa pensée » demeure toujours une source intarissable d’informations « sur la circulation textuelle de l’ensemble de l’œuvre de Sade ». Mais au-delà de l’intertextualité, la conception très physique du théâtre dont Sade fait preuve dans ses pièces témoigne d’un rapport fantasmatique au corps qui s’avère bien plus vaste que les « mises en scènes » sadiques de ses romans.
Il n’est nullement surprenant que cet aspect encore à peine entrevu par la critique soit aujourd’hui le sujet d’une intense réflexion artistique. En 2008, avec sa création Sade, le théâtre des fous, la chorégraphe Marie-Claude Pietragalla s’empare ainsi du théâtre de Sade à Charenton pour explorer sa pensée « intimement, viscéralement et érotiquement liée au corps : Je suis donc je pense et non l’inverse. »