Ensemble de 43 épreuves photographiques en couleur, dont 25 avec d'abondants commentaires et corrections autographes d'André Malraux, en vue de la publication de son Musée imaginaire de la sculpture mondiale. Deux feuilles cartonnées repliées portent également des commentaires de sa main. 14 de ces épreuves portent la mention « bon à tirer » avec la date et la signature autographe de Malraux. Accompagné de deux boîtes contenant des lots de films transparents noir et blancs d'ektachromes pour 17 œuvres, ainsi que 7 tirages argentiques en noir et blanc et un ensemble de 18 feuillets de minutes tapuscrites adressées à Jacques Festy, directeur de la fabrication à la Nrf, émanant de Fernand Bussière, en charge de la photogravure.
L'ensemble retrace la préparation par Malraux des reproductions photographiques en quadrichromie de 17 œuvres illustrant son Musée imaginaire de la sculpture mondiale. Publié entre 1952 et 1954 à La Galerie de la Pléiade de Gallimard, le Musée imaginaire est composé de trois albums de plusieurs centaines d'images - une étape importante dans la vaste et sinueuse entreprise éditoriale de Malraux, débutée en 1947 avec la Psychologie de l'art, et arrivée à son terme avec l'Intemporel. Les chefs-d'œuvre du présent ensemble proviennent d'horizons très différents, leur dates et lieux de création s'étalant sur pas moins de quatre millénaires et cinq continents (sculpture romane du retable de Carrière sur Seine, bronze égyptien de la divine adoratrice Karomama, masque du Congo, Buddha Sueï, Vierge à l'enfant médiévale polychrome, tête sumérienne en albâtre...) illustrant parfaitement l'esprit universaliste de Malraux. Ces épreuves proviennent du célèbre photograveur Fernand Bussière, collaborateur régulier de Gallimard, dont les nombreuses corrections et croquis au feutre noir côtoient les commentaires autographes de l'écrivain.
UN TRAVAIL DE TITAN
Les modifications requièrent de trois jusqu'à parfois six épreuves différentes pour la même œuvre. Malraux s'attache à tous les aspects du visuel : texture, netteté, balance des couleurs et des ombres : « trop bleu, trop lisse » écrit-il pour la photographie d'un bouddha. Les marges sont souvent recouvertes de longs commentaires « ce n'est pas génial, mais ce n'est plus impubliable. Je crois qu'il faut en rester là » (correction reportée dans un tapuscrit, 7 octobre 1952) ; « Ca peut aller. Il y a même des choses excellentes. Mais il faudrait : [...] corriger fortement le rouge de la bouche : écarlate, et non carmin violacé » (masque africain) ; « les barbes et les cheveux toujours trop bleu et surtout trop nettement « découpés » sur les visages » (char phénicien). L'exercice s'avère parfois très ardu, et aucune épreuve ne le satisfait dans le cas de la statue polychrome Madone d'Aneco: « Impossible. Plutôt supprimer la planche. Il faut avoir la matière, comme on l'a eue dans la statue chinoise ». Il fait parfois le choix de rester le plus fidèle à l'œuvre : « Si l'on corrige, faisons-le prudemment, pour conserver la matière, qui, elle, est excellente ». De manière plus surprenante, on rencontre également la situation inverse : « détacher la pupille de l'œil - bien qu'elle le soit peu dans l'original » (char phénicien, musée du Louvre). Les photographies sont annotées par l'imprimeur, retouchées, floutées, accentuées ou grattées, et les états suivants sont souvent annotés à nouveau par Malraux avant d'apposer la mention « bon à tirer » sur l'épreuve finale avec sa signature.
LES EPREUVES FORMANT UN « LIVRE SUR LE SOL »
Malraux ira jusqu'à mettre en scène ce travail de correction d'épreuves, posant sous l'objectif de Maurice Jarnoux pour Paris-Match. Sur ces clichés désormais célèbres, il surplombe ou s'allonge telle une odalisque parmi les dizaines d'épreuves photographiques de son Musée imaginaire étalées sur le sol dans sa maison de Boulogne. En curateur démiurge, il repense l'espace du musée, aux œuvres non plus accrochées mais couchées, entre le livre désossé et la carte mentale géante. Cet ensemble d'épreuves constitue donc une partie de cet exceptionnel « livre sur le sol » selon l'expression de Walter Grasskamp.
LA PHOTOGRAPHIE D'ART, NOUVELLE RHETORIQUE MALRUCIENNE
"Malraux place la photographie d'œuvre d'art au cœur de sa méthode : elle est le principal instrument de sa rhétorique. A la fois féconde et complexe, cette rhétorique visuelle lui permet de fonder une nouvelle conception de l'art, un nouveau musée" (Mekouar Mouna). C'est en effet à l'aide de ces reproductions photographiques que Malraux forme un livre pionnier à tous points de vue : didactique, onirique, célébrant la reproductibilité de l'œuvre d'art. Les épreuves soumises à son oeil érudit serviront à créer, pradoxalement, un magnifique outil de décloisonnement du domaine artistique ; son entreprise prémonitoire de l'ère numérique fait sortir l'oeuvre d'art ou l'objet de culte des murs des institutions par la reproduction photographique. La reproduction est « une ouverture, un décloisonnement salutaire du domaine artistique en général » (Malraux cité par Charlotte Wasser) ; on détache les oeuvres de leur contexte, de leur lieu de création ; plus le produit d'une histoire susceptible de discours, mais le point de départ d'une énigme.
Superbe ensemble témoin de la genèse d'une immense aventure éditoriale qui aboutira à la publication d'un ouvrage désormais considéré comme un canon de l'histoire de notre regard sur l'art ; document fruit du travail de l'œil d'un véritable esthète, attentif aux jeux d'ombre et de lumière sur des chefs-d'œuvre soigneusement sélectionnés.
Provenance : collection personnelle de Fernand Bussière, puis par descendance.