Triple lettre autographe signée de Victor Segalen adressée à Emile Mignard. Huit pages rédigées à l'encre noire sur quatre feuillets. Pliures transversales inhérentes à l'envoi.
Emile Mignard (1878-1966), lui aussi médecin et brestois, fut l'un des plus proches amis de jeunesse de Segalen qu'il rencontra au collège des Jésuites Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Brest. L'écrivain entretint avec ce camarade une correspondance foisonnante et très suivie dans laquelle il décrivit avec humour et intimité son quotidien aux quatre coins du globe. C'est au mariage de Mignard, le 15 février 1905, que Segalen fit la connaissance de son épouse, Yvonne Hébert.
La toute première lettre que Segalen écrivit à son arrivée en Polynésie après douze jours de traversée au départ de San Francisco.
Dans la première partie de cette missive datée du 23 janvier 1903, Segalen ne s'attarde pas sur sa « traversée du Pacifique » : « Elle fut morne, quelconque, longue. Jette un coup d'œil sur le Planisphère et tu auras, du grand Océan une impression sûrement plus immense, plus géante, que je n'en ai eu moi-même à le traverser. » L'accostage à l'île de Tahiti bénéficie, quant à lui, d'une description beaucoup plus détaillée : « Mais, ce matin, dès l'aube, la féérie a commencé. Dans le ciel pâle s'emporte la silhouette brutale et douce des grands pics de Tahiti, dont le géant bondit à 2700 m. A droite et à gauche, l'île s'abaisse en deux lents éperons ; on est loin encore, et pourtant, la brise de terre, tiède, moite, parfumée, nous envoie des bouffées voluptueuses, comme des caresses. On approche lentement à cause de l'anneau de récifs qui l'entoure, et sur lequel la mer brisant déline (sic) une longue traînée blanche. A gauche, le soleil grandit et monte derrière la Pointe Vénus. Lointaine encore, et par son Lointain même, elle est bien l'« Île du Rêve », fantastique, lascive et charmeuse. » L'emploi d'un vocabulaire érotique révèle ici l'excitation du jeune docteur dont la venue en Polynésie a été retardée pour cause de maladie. Puis il transcrit à son ami sa première vision des autochtones (« Sur la jetée de bois, la « foule » s'agite... Eh bien, ils me plaisent ces Maoris ambrés, un peu anguleux, souriants toujours. ») sans bien sûr oublier son sujet de prédilection : « Les jolies femmes s'empressent, en robes longues sans taille, pieds nus-à-bicyclette et nous dévisagent de leurs yeux profonds et enfantins. » Laurence Cachot dans son étude intitulée La Femme et son image dans l'œuvre de Victor Segalen, souligne la fascination de l'écrivain pour le beau sexe, « source de beauté et de plaisir pour l'homme, [ou] cause première de ses maux ». L'attrait de Segalen pour la beauté maori est, selon elle, indissociable de son admiration pour les femmes tahitiennes peintes par Paul Gauguin : « L'écriture de V. Segalen est, en quelque sorte, au service de la peinture de P. Gauguin, car les tableaux littéraires sont le pendant des tableaux picturaux. Même lorsque V. Segalen décrit les femmes réelles de Tahiti, ses descriptions du corps, des traits, des qualités physiques et du maintien des vahinés, doivent beaucoup au regard de P. Gauguin. » (op. cit.)
La deuxième partie de la lettre, rédigée deux jours seulement après la première, nous montre que le docteur Segalen ne se contente plus d'observer les femmes polynésiennes : « Je dînais en pompe sur la dunette de la Durance [...] lorsqu'on vient me chercher subito pour une réduction de hernie remontant déjà à la veille. Naturellement je m'égare dans le Papeete nocturne. Comme guide je songe à m'adresser à l'une de mes clientes en dentisterie (car le tour dentaire (de White) que je me suis payé à San Francisco, ne chôme pas). » Il faut ici préciser que Segalen avait profité de son immobilisation américaine pour perfectionner ses connaissances odontologiques. Quelques mois plus tard, en juin 1903, il explicite d'ailleurs dans une autre lettre à Mignard le commerce qu'il a mis en place : « Mon attirail de dentisterie ne chôme pas ; jusqu'à présent mes honoraires en la matière n'ont guère été payés qu'en...Nature, par mes plus jolies clientes...ça me rappelle les Faits Divers d'antan : le dentiste violant sa patiente sur le fauteuil mécanique. Il est vrai que je n'ai pas de fauteuil et que le viol est forcément ici inconnu. » Mais revenons-en à la « cliente » de notre lettre : « Je la trouve seule chez elle, dormant. La réveiller d'un « ia ora na » (je te salue) suavement modulé est l'affaire d'un instant. Je lui expose en tahitien sommaire, mixture d'anglais, mon embarras. Elle me prend le bras, et, dans la nuit tiède, au travers des fourrés embaumés, je sens son corps musculeux de jeune canaque se fléchir et me frôler ; et ce « premier baiser » à la petite vahiné (femme) en cette puissante nature, fut purement et fraîchement exquis. »
Après cette parenthèse sensuelle, Segalen fait finalement part de son diagnostic à Mignard, lui aussi médecin : « Nous voilà chez le malade : hernie inguinale droite, volumineuse mais pas de symptôme d'étranglement. Premier taxis [fait d'appuyer sur une hernie pour la réduire] infructueux. Bain chaud. Second taxis victorieux. »
La troisième partie de la lettre, datée du 26 janvier, annonce le départ de Papeete pour les îles Pomotou : « Eh bien non ! On ne va plus aux Gambier, mais aux Pomotou. Ces îles, volcaniques et corallifères, très basses sur l'eau viennent d'être ravagées par un cyclone. L'eau de mer a envahi les citernes et tout est cassé. Nous partons à leur secours. » Un violent cyclone s'était en effet abattu sur l'archipel le 7 janvier 1903 ; « dès le 27, la Durance appareille en compagnie de la canonnière la Zélée et du croiseur italien la Calabria, pour porter de l'eau, des vivres et des médicaments aux indigènes durement éprouvés par le cataclysme. » (Henry Bouillier, Victor Segalen) C'est à l'occasion de cette mission de sauvetage que Segalen découvrira les difficiles conditions de vie des indigènes : « Aux nombreux morts, aux désastres provoqués par le cyclone s'ajoutent les méfaits d'une civilisation artificiellement plaquée. La santé même des indigènes est gravement atteinte : la syphilis, la tuberculose, l'alcoolisme détruisent rapidement une race autrefois florissante. » (op. cit.) Ces jours passés aux côtés des Maoris fourniront à Segalen de nombreux renseignements ethnographiques qui lui seront précieux lors de la composition de ses Immémoriaux.