Tapuscrit original inédit de 155 feuillets ronéotypés. Signature de Luis Buñuel en bas à droite du dernier feuillet. Nombreuses annotations manuscrites, au stylo à bille, de Luis Buñuel.
Nombreux soulignements (annotations scéniques) aux crayons de couleurs.
Collage original du cinéaste sur le premier plat de couverture, réalisé à l'aide de papier journal et de pastels, présentant la mention manuscrite « Madrid 1963 ». Titre en long sur le dos et date manuscrits en queue.
Adapté du roman de l'Espagnol Benito Pérez Galdós, Tristana raconte l'histoire d'une orpheline tolédane recueillie par son oncle qui tente de la séduire. La jeune femme s'enfuit avec son amant, le peintre Horacio, à Madrid avant de revenir chez son oncle deux ans plus tard, atteinte d'une grave tumeur à la jambe. Aigrie et amputée, elle refuse d'épouser son amant et se marie avec son oncle. Quelques jours plus tard, ce dernier fait une crise cardiaque ; Tristana feint d'appeler le médecin pour précipiter sa mort. Si Buñuel conserve la trame narrative du roman, il l'adapte librement en transportant le lieu de l'intrigue de Madrid à Tolède et en situant l'histoire, se déroulant originellement à la fin du xixème siècle, dans les années 1920. Il conserve néanmoins le personnage de la femme handicapée qui lui servira à montrer le processus d'étouffement spirituel qu'elle subit de la part d'une bourgeoisie non-éclairée.
Luis Buñuel transmet le scénario de Tristana à la censure franquiste en 1963 ; la réponse sera sans appel : après le scandale du sulfureux Viridiana (Palme d'or du festival de Cannes 1961) il se voit refuser la réalisation du film. Il faut dire que la grande sœur de Tristana provoqua de nombreux remous : le Vatican jugea le film « sacrilège et blasphématoire » et il fut immédiatement interdit par l'administration espagnole, qui annula rétroactivement le tournage et dénaturalisa le film qui devint mexicain. Amer de l'échec d'un projet qu'il chérissait tant, Buñuel retourne en France pour y réaliser Le Journal d'une femme de chambre, adaptation du roman d'Octave Mirbeau.
Sept ans plus tard Buñuel obtiendra finalement l'autorisation de tourner Tristana à Tolède et achèvera ainsi sa trilogie de portraits de femmes initiée avec Le Journal d'une femme de chambre et Belle de Jour.
Le script que nous proposons est donc la toute première version de Tristana qui fut soumise en 1963 à la censure franquiste, elle présente des différences capitales avec la version définitive qui sera filmée en 1970.
Concernant les personnages, tout d'abord, le réalisateur a opté pour des changements conséquents. Don Lope, par exemple, a un tempérament plus radicalement anticlérical dans le script que dans la version filmée. En effet, plusieurs scènes dans lesquelles il réprimande la jeune Tristana n'apparaissent pas à l'écran : pour lui la présence des prêtres est de « mauvais augure » et il déteste voir sa nièce prier. Saturna, sa servante, explique même dans le scénario qu'on dit qu'il aurait sorti une nonne de son couvent. L'empressement sexuel du vieil homme envers sa pupille est, lui aussi, beaucoup plus marqué dans le scénario de 1963 ; ainsi Buñuel supprime plusieurs scènes de contact physique où il embrasse cette dernière, mais aussi un dialogue capital dans lequel le vieil hédoniste – à l'instar d'un libertin sadien – explique à sa jeune protégée que le bonheur n'est pas dans le mariage et que la passion doit être vécue librement.
La condition physique de Tristana après son amputation subit elle aussi une différence de traitement : dans le script il s'agit d'une femme dépendante qui passe le plus clair de son temps dans une chaise roulante, alors qu'elle se déplace à l'aide de béquilles dans le film. Cette particularité du scénario originel permet au lecteur de mieux comprendre la dégradation progressive de ce personnage vulnérable. La Tristana de 1963 est, malgré son ablation de la jambe, bien plus sensuelle et entreprenante que celle de 1970. Buñuel sous-entend dans le script qu'après son retour à Tolède son amant Horacio vient la visiter et qu'ils ont – à la demande de Tristana – une relation sexuelle. Le cinéaste, dans ses indications scéniques, décrit longuement l'attitude d'une femme lascive et offerte à son sigisbée. Cette scène érotique où le peintre est à la fois fasciné et repoussé par l'infirmité de Tristana a été soustraite du film : les deux amants se quittent après une brève discussion et ne se reverront jamais. Le personnage d'Horacio est d'ailleurs lui aussi bien plus complexe dans le script : dans une scène coupée à la réalisation, il avoue à un ami qu'il aime moins Tristana depuis qu'elle a perdu sa jambe et qu'il ressent pour elle du dégoût. Cela ne l'empêchera pas néanmoins de profiter des charmes rémanents de sa maîtresse. À l'instar de cette scène, Buñuel a également choisi de ne pas conserver un passage du scénario dans lequel Tristana envoute le jardinier avant que celui-ci ne monte dans sa chambre. Dans le film, toute la lubricité de Tristana sera condensée dans une seule et unique scène : celle où elle ouvre son peignoir au balcon sous le regard ébahi de Saturno, adolescent naïf et ensorcelé par la beauté de l'héroïne.
Le mariage de Tristana et Don Lope n'occupe que quelques minutes de la version filmique et le spectateur a l'impression que c'est une union subie et surtout à l'initiative du vieil homme. Dans le scénario, Buñuel introduit un dialogue éclairant dans lequel Tristana demande explicitement à son oncle de l'épouser. Elle va même jusqu'à lui poser un ultimatum : s'il refuse elle le laisse seul et repart avec Horacio. L'oncle, refusant tout d'abord la sommation, n'a d'autre choix que d'accepter s'il veut garder sa pupille près de lui.
Mais la particularité la plus frappante du script de 1963 est incontestablement sa fin. En effet, il se termine sur la dégustation de chocolat chaud de Don Lope et des prêtres, scène elle aussi présente dans le film. En revanche, ce dernier s'achève sur la mort du vieil oncle dans des circonstances douloureusement aggravées par l'action funeste de sa nièce : alors qu'il neige, elle ouvre la fenêtre de sa chambre pour s'assurer qu'il meure plus rapidement. Le personnage de Tristana interprété par Catherine Deneuve semble obsédé par la mort de son tuteur, comme en témoigne le cauchemar récurrent qu'elle fait et qui n'apparaît jamais dans le script : la tête coupée de Don Lope se balançant d'avant en arrière tel le battant d'une cloche.
Cette précieuse première version du scénario de Tristana est un témoignage précieux de la méthode de travail de Luis Buñuel qui passait beaucoup de temps à écrire son histoire – sa partie préférée de la réalisation – pour finalement apporter des modifications et suppressions significatives au moment du tournage durant lequel il n'effectuait que très peu de prises. L'exemple de Tristana est d'autant plus emblématique que le script original ayant été censuré, Buñuel n'eut d'autre choix que d'opérer des coupes importantes. En 1970, le résultat est un succès et Hitchcock, grand admirateur du travail de Buñuel, déclare que Tristana est l'un de ses films fétiches. Jean-Claude Carrière, assistant de Luis Buñuel pendant près de vingt ans relate la rencontre entre les deux maîtres, à l'occasion d'un dîner à Los Angeles en 1972 : « Quatre minutes plus tard, glissements de petits pas sur le parquet ciré. Hitchcock entrait, une main tendue et disant : “Buñuel, I'm so delighted to meet you. » Interrogé quelques mois plus tôt par une télévision américaine, à la question : “Qui sont vos metteurs en scène favoris ?”, il avait répondu : “À part moi, Buñuel.” [...] Hitchcock s'assit à côté de lui, presque blotti contre lui, une main posée sur son épaule, et entreprit de lui décrire plan par plan une scène de Tristana, qu'il savait par cœur : “Quand elle joue, au piano, et que tu panoramiques lentement vers le bas (avec un geste des deux mains), nous découvrons qu'elle n'a plus qu'une jambe, alors tu remontes lentement vers elle (toujours le geste des mains), sans couper, sans changer de plan, well, quand nous retrouvons son visage, elle n'est plus la même femme.” Une leçon de cinéma en une phrase. » (Jean-Claude Carrière, Le Réveil de Buñuel, Paris, 2011).