Édition originale, imprimée sur vélin d’Angoulême, avec les coquilles habituelles et comportant les six poèmes condamnés, un des quelques exemplaires remis à l’auteur et « destinés à des amis qui ne rendent pas de services littéraires ».
Reliure en plein maroquin lie-de-vin, dos à cinq nerfs orné de multiples filets estampés à froid, couvertures dites de troisième état, plats encadrés de multiples filets estampés à froid, gardes et contreplats de papier marbré, dentelle intérieure dorée, toutes tranches dorées, étui de papier marbré bordé de maroquin, reliure signée Semet et Plumelle.
Précieux exemplaire enrichi d’un envoi autographe signé de l’auteur à l’encre sur la page de dédicace, adressé à Paul Meurice, dramaturge, journaliste et très proche collaborateur de Victor Hugo : « À Paul Meurice, témoignage d’amitié. Ch. Baudelaire » avec des corrections autographes de l’auteur à la dédicace imprimée et à quatre poèmes :
– À la dédicace : deux corrections au crayon aux derniers mots de la première ligne. Baudelaire ajoute un pluriel à « ès langues françaises », « es » étant, en effet, la contraction de « en les ». Surprenante correction syntaxique au détriment de la cohérence que l’auteur modifiera en 1861 par « Magicien es Lettres Françaises ».
– « La muse vénale », page 29 : une correction à l’encre au dernier mot du dernier vers du premier tercet. « GuèreS » : une des premières coquilles corrigées par Baudelaire, qui lui avait pourtant échappé sur les épreuves, comme d’ailleurs la suivante.
– « Le chat », page 110 : une correction à l’encre, au deuxième vers du sixième quatrain, « au » devient logiquement « un ».
– « Don Juan aux enfers », page 43 : trois corrections à l’encre, au troisième vers du troisième tercet.
La première, pourtant simple coquille, « errantS » avait déjà tourmenté Baudelaire sur les épreuves. Mais sa correction d’alors n’avait pas été répercutée.
Les deux autres, « les rivages », ne sont pas des corrections orthographiques mais constituent l’une des deux premières variations poétiques, absente de la plupart des exemplaires offerts, annonçant la prochaine réécriture complète des Fleurs et la nouvelle édition originale de 1861.
– « Le reniement de Saint Pierre », page 217 : une correction au crayon au quatrième vers du deuxième quatrain. Le « D » qui remplace le « C » de « Cieux » est souligné trois fois. Pourtant, c’est exactement l’inverse que nous dévoilent les épreuves, « Les Dieux » était alors corrigé par un « C » également énergiquement souligné ! Repentir anticlérical ou altérante allitération ? Cette correction, présente sur de rares exemplaires, attirera l’attention du poète sur une autre coquille, restée intacte sur notre exemplaire, qu’il corrigera sur les envois tardifs : « au X doux bruit ».
– Baudelaire a également inscrit un large « C » au crayon, p. 52, 73, 91, 187, 191 et 206, en tête des six poèmes condamnés le 20 août 1857 à être expurgés des exemplaires en librairie. Il a reporté ce même « C. » sur la table des matières en regard des 6 titres incriminés : Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées : À la pâle clarté et Les Métamorphoses du vampire.
Soit en tout, 20 interventions autographes de Charles Baudelaire.
L’ami prodigieux
Cette exceptionnelle dédicace manuscrite de Charles Baudelaire à Paul Meurice, frère de substitution de Victor Hugo, porte le rare témoignage du premier échange entre les deux géants de la littérature française.
L’histoire ne retiendra en effet que quatre interactions majeures entre Charles Baudelaire et Victor Hugo : après une précoce mais médiocre entrevue en 1840 à la demande d’un Baudelaire lycéen, le don des Fleurs du Mal, constituera la première rencontre réussie entre les deux poètes. Elle sera suivie, deux ans plus tard de la préface-controverse de Hugo sur Théophile Gautier. Enfin, en 1865, Baudelaire sollicitera une dernière fois Hugo afin de le faire intercéder auprès de Lacroix et Verboeckhoven, en vain. Quatre dates en un quart de siècle : un rendez-vous manqué, un accord parfait, un duel romantique et un dédain manifeste.
Ce qui distingue les deux rencontres au zénith de la littérature du prosaïque échec des deux autres, c’est l’intervention d’un Hermès. Meurice fut ce discret et fervent serviteur des arts, « parangon du dévouement » à l’instar de son héros dramatique Fanfan la Tulipe dont, suprême discrétion, personne ne se souviendra de l’auteur véritable.
Pourtant, jusqu’à la découverte de cet exemplaire, rien ne permettait de présumer l’existence d’une relation « d’amitié » si précoce entre Baudelaire et Meurice, ni le rôle de médiation capital que celle-ci joua entre Hugo et Baudelaire.
L’ami retrouvé
Les exemplaires des Fleurs du mal de 1857 enrichis d’un envoi autographe de Charles Baudelaire comptent parmi les plus prestigieuses pièces bibliophiliques et occupent depuis longtemps une place de choix dans les grandes collections privées. Référencés, comparés, analysés, une importante littérature bibliographique leur est consacrée. Le nombre d’envois, environ 55, fut établi à partir des exemplaires connus avec certitude, présenté dans un catalogue ou une enchère, des exemplaires supposés, cités dans une correspondance par exemple, et ceux estimés, car annoncés par l’écrivain ou d’évidence.
Parfois un nouvel exemplaire demeuré jusqu’alors inconnu apparaît sur le marché. Souvent celui-ci nous renseigne sur une amitié méconnue du poète, ou sur les démarches intéressées de l’éternel endetté ; les deux sont d’ailleurs souvent mêlés chez Baudelaire.
Rarement, la dédicace de Baudelaire est imprévue et dépourvue de toute documentation permettant de la contextualiser.
Celle à Paul Meurice est absente de tous les recensements, de la correspondance comme des annonces du poète à De Broise listant les exemplaires qu’il souhaite offrir. De fait, la correspondance entre Baudelaire et Meurice antérieure à cette dédicace n’explique en rien cette soudaine preuve d’« amitié » qui sera pourtant avérée dans les échanges suivants.
Avant 1857, Baudelaire connaissait Paul Meurice essentiellement par son théâtre que le poète appréciait depuis longtemps. En 1854, il sollicite auprès d’un tiers « deux bonnes places pour l’éternel Schamyl ». Peut-être rencontre-t-il Meurice à cette occasion puisque deux ans plus tard, il lui demande directement « deux places pour voir [son] Avocat » en des termes empreints de retenue : « Cher Monsieur, Permettez-moi d’accepter l’offre gracieuse que vous m’avez faite une fois et que j’avais discrètement repoussée […] J’irai vous remercier en vous portant les Nouvelles histoires, puisque vous savez tout admirer. »
L’échange suivant référencé dans la bibliographie est daté de 1859. Meurice est devenu un « cher ami » et se voit conférer l’insigne honneur de compter parmi les aimables créanciers du poète.
Du « Cher Monsieur » de 1856, au « témoignage d’amitié » de la dédicace des Fleurs du mal de 1857, une relation s’est nouée qui nous est inconnue, comme l’était, jusqu’à peu, cet exemplaire.
Madame bovary, c’est (aussi) Meurice
La réponse à cette lacune est peut-être à chercher dans la biographie de Flaubert. Celui-ci confie en effet en avril 1857 Madame Bovary à Paul Meurice pour le transmettre à Victor Hugo :
« Quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître personnellement, je prends la liberté de vous remettre un exemplaire d’un roman que je vous prie de faire parvenir à Mr Hugo. »
En août, il s’inquiète que son messager n’ait pas encore transmis son précieux colis dont on connaît aujourd’hui la simple mais parfaite dédicace : « Au Maître ». C’est exactement à la même période que Baudelaire et Flaubert entretiennent une correspondance, malheureusement incomplète, au sujet de leurs œuvres respectives et des affligeants procès qu’ils subissent. Lequel des deux a-t-il soumis à l’autre l’idée de faire intervenir Paul Meurice pour intercéder auprès de Hugo ? Il semble que Flaubert ait confié très tôt son œuvre à Meurice, mais Baudelaire avait pour sa part déjà échangé avec le précieux Mercure. Mais sans doute les deux œuvres ont-elles été remises ensemble si l’on se fie aux réponses de Victor Hugo qui sont datées toutes deux du 30 août 1857.
Il est donc très vraisemblable que le « fidèle factotum » de Hugo ait été chargé de ces deux œuvres originales, parmi les plus précieuses de la littérature française, dédicacées au maître. Et, à l’instar de Flaubert qui prie Meurice d’être « assez bon, aussi, pour en accepter un autre [exemplaire] ci-joint », Baudelaire aurait ainsi remercié Meurice par ce précieux, jusqu’il y a peu inconnu, exemplaire dont il est l’estimable récipiendaire.
Dès lors, comme l’écrira d’ailleurs Baudelaire à Hugo, Meurice est devenu leur « ami commun ».
L’ami commun
En 1859, le poète lui sera à nouveau redevable de sa précieuse intercession pour la lumineuse préface que Victor Hugo lui accorde sur un ouvrage qui pourtant l’étrille sans vergogne. Paul Meurice deviendra un proche de Baudelaire, et sa femme, Éléonore Meurice, une intime du poète. Ils échangeront de longues lettres pleines d’affection et, après son attaque, elle sera à son chevet, accompagnée de Mme Manet, pour lui jouer Tannhäuser.
La lacunaire correspondance entre Meurice et Baudelaire laisse toutefois transparaître la place qu’occupe Victor Hugo dans cette amitié :
« La lettre de M. Hugo n’était pas chez ma mère. » (lettre à Paul Meurice, 7 août 1859) ;
« J’espère bien que M. Meurice pensera à me mettre une Légende de côté » (lettre à Madame Meurice, 29 sept. 1859) ;
« En deux endroits de ce paquet vous verrez […] des passages ayant trait à M. Hugo. Si vous trouvez que cela en vaille la peine, vous le lui ferez savoir. » (lettre à Paul Meurice, 9 oct. 1859) ;
« Avez-vous reçu le paquet de Delâtre pour M. Hugo ? » (lettre à Paul Meurice, 21 déc. 1859) ;
« Je transmets Le Salut Public à M. Paul Meurice qui le fera infailliblement parvenir à Guernesey » (lettre à Armand Fraisse, 18 fév. 1860) ;
« Mes amitiés à Vacquerie » (lettre à Paul Meurice, 30 mars 1861) ;
« Meurice a-t-il expédié une épreuve à Victor Hugo » (lettre à Alphonse Legros, 6 déc. 1862) ;
« J’ai vu Mme Meurice à propos de Legros qui a fait un beau portrait de Hugo » (lettre à sa mère, 13 déc. 1862) ;
« Je suis chargé de vous présenter les bons souvenirs de M. Charles Hugo. – on dit que son père va venir habiter ici. » (lettre à Mme Meurice, 3 fév. 1865)
Si l’ombre de Hugo plane sur la correspondance entre Baudelaire et Meurice, c’est sans doute parce que ce dernier est à l’origine des seules interactions réussies entre les deux figures cardinales de la poésie française.
En 1840, le jeune bachelier de dix-neuf ans avait déjà tenté une approche de cet inaccessible génie, pressentant déjà la nécessité d’une intercession : « Je suis peut-être bien hardi de vous envoyer bon gré mal gré ces éloges par la poste ; mais je voudrais vous dire vivement, simplement, combien je vous aime et je vous admire, et je tremble d’être ridicule. » On ne connaît pas de réponse à cette ingénue déclaration d’amour, mais le jeune homme obtint tout de même à la même époque une courte et décevante rencontre qui ne lui laissa qu’un piètre souvenir.
Aussi, lorsqu’il lui adresse 17 ans plus tard sa première œuvre poétique, assortie d’une « noble lettre », prend-il sans doute quelques précautions pour être sûr d’atteindre l’illustre exilé et espérer une réponse.
Paul Meurice est de toute évidence l’intermédiaire indispensable, sans doute le seul, entre le poète condamné et son illustre pair exilé.
Nègre de Dumas, auteur des adaptations théâtrales de Victor Hugo, George Sand, Alexandre Dumas ou Théophile Gautier, Paul Meurice met son discret talent au service des grands artistes de son temps. Sa relation unique avec Victor Hugo lui conféra cependant un rôle déterminant dans l’histoire littéraire. Plus qu’un ami, Paul se substitua, avec Auguste Vacquerie, aux frères décédés de Victor Hugo : « J’ai perdu mes deux frères ; lui et vous, vous et lui, vous les remplacez ; seulement j’étais le cadet ; je suis devenu l’aîné, voilà toute la différence. » C’est à ce frère de cœur (dont il fut le témoin de mariage au côté d’Ingres et Dumas) que le poète en exil confia ses intérêts littéraires et financiers et c’est lui qu’il désignera, avec Auguste Vacquerie, comme exécuteur testamentaire. Après la mort du poète, Meurice fondera la maison Victor Hugo qui est, aujourd’hui encore, une des plus célèbres demeures-musées d’écrivain.
Un inconnu vous offre des fleurs
Cependant, sans cette dédicace, rien ne permettait de l’instituer si tôt, messager de Baudelaire auprès de Hugo.
L’exemplaire de Hugo est en effet annoncé dans la liste de Baudelaire à De Broise parmi d’autres illustres anglo-saxons :
« Tennyson
Browning angleterre
De Quincy
Victor Hugo
Si je ne trouve pas l’adresse de ces messieurs, M. Fowler, libraire anglais à Paris, se chargera de faire parvenir les exemplaires. » (lettre à Eugène De Broise, 13 juin 1857)
Aucun de ces exemplaires n’a été retrouvé, ce qui laisse supposer que l’imprimeur ne s’acquitta pas de cette tâche complexe. Et même si ledit Fowler avait pu aider Baudelaire à atteindre ces confrères anglais, il est peu probable qu’il fût d’une quelconque aide pour « faire parvenir » son exemplaire à Victor Hugo.
La réponse de Victor Hugo confirme qu’il reçut le précieux bien qui lui était destiné, accompagné d’une « noble lettre ».
Toutefois, on ne sait véritablement rien des détails de cet envoi. Ni la lettre de Baudelaire ni l’exemplaire offert ne sont connus. Erronément localisé dans la bibliothèque Jacques Doucet, ce dernier aurait tout au plus été aperçu chez un libraire et le texte présumé de la dédicace « À M. Victor Hugo, C. B. » est plus que douteux. Qu’un poète encore inconnu qui n’a rencontré « que deux fois, et il y a de cela presque vingt ans » le plus célèbre écrivain de l’époque signe « C. B » alors qu’il ne réservait, en 1857, ces initiales qu’à ses deux muses, Madame Sabatier et Marie Daubrun, peut paraître surprenant. Qu’il ne se fende d’aucun hommage ou témoignage de déférence envers celui dont il écrit quelques jours plus tôt à sa mère : « Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des meilleures poésies de V. Hugo, de Th. Gautier et même de Byron » semble tout aussi improbable.
À Baudelaire, rien n’est impossible, bien sûr. De son propre aveu il aura, en 1859, la « prodigieuse inconvenance » d’adresser à Hugo les pages de son article sur Théophile Gautier, étrillant largement son destinataire, « sans joindre une lettre, un hommage quelconque, un témoignage de respect et de fidélité ». Contrit, il demandera alors à Paul Meurice d’arranger la chose, et avec quel succès !
Aussi en 1861, lui adressant ses secondes Fleurs, il ne sera pas avare de « Témoignage d’admiration, de Sympathie et de dévouement » et la signature C. B. sur cet exemplaire témoignera cette fois d’une complicité acquise (dédicace malheureusement vandalisée, dont il ne reste que la signature et une initiale). Même l’exemplaire de son Théophile Gautier, qu’il renoncera à lui adresser, comportait initialement un chaleureux envoi : « en témoignage d’admiration ». Le vandale qui effacera celui-ci n’est autre que Baudelaire lui-même, l’exemplaire restant malgré ce caviardage (ou peut-être en raison de celui-ci) un des plus symbolique témoignage de la relation tumultueuse entre Baudelaire et Victor Hugo.
Qu’il s’agisse de l’envoi de 1857 au laconisme improbable, de celui de 1861 devenu fantomatique, ou du savoureux repentir du Théophile de 1859, les exemplaires que Baudelaire adressa à Victor Hugo semblent refléter la destinée même de leur relation : une impossible rencontre. Comme le résumera Victor Hugo à la mort du poète :
« J’ai rencontré plutôt que connu Baudelaire. Il m’a souvent choqué et j’ai dû le heurter souvent. […] C’est un des hommes que je regrette. » (Lettre à Asselineau, mars 1869)
Astres et désastres
En 1857, Paul Meurice, l’« ami commun » de Baudelaire et Hugo, offre cependant à ces deux incompatibles génies leur seul instant de véritable communauté.
On connaît le double procès de 1857, celui de Flaubert qui obtint l’acquittement de sa Dame et celui de Baudelaire dont le méphitique bouquet devait être privé ses plus sulfureuses effluves. Pourtant, un troisième grand procès littéraire se déroula cette année, qui aurait dû éclipser ceux des deux jeunes écrivains inconnus : celui que Victor Hugo intenta pour défendre ses droits sur l’opéra Rigoletto adapté du Roi s’amuse, interdit vingt-cinq ans plus tôt.
Si Flaubert vainc la justice, Victor Hugo, comme Baudelaire, plie sous son joug, et dans la lettre de remerciement qu’il adresse au poète, Hugo mêle jugement poétique et politique :
« Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale ; c’est là une couronne de plus. Je vous serre la main, poète »
Le proscrit se reconnaît dans le damné et ce moment est sans doute le seul où les destinées de l’artiste solaire et du poète crépusculaire s’accordent.
De cette éphémère communion, il ne restait jusqu’à aujourd’hui que la lettre d’adoubement du Maître. Le « témoignage d’amitié » au « frère » de Hugo est la seule réponse, indirecte, que pouvait faire Baudelaire à son père ennemi, qui hantera sa vie et peut-être ses poèmes :
« Race de Caïn, au ciel monte,
Et sur la terre jette Dieu ! »