Willy Ronis m'avait donné rendez-vous à 10 h. 30, au coin de la rue Tiquetonne et de la rue Montorgueil. Paraît qu'il y photographiait des sportifs. Ah ! c'était ce restaurant où, jadis, on allait manger avec Vaillant-Couturier, et il y avait des types de l'AF [Action Française] qui nous fusillaient du regard...
En fait de sportifs, Willy était là, dans son veston de velours, avec ses bésicles, qui prenait de droite et de gauche, au comptoir, un couple d'amoureux. Gentils, les amoureux... La petite, surtout...
C'est peut-être un sport.
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Il n'y a rien de plus solennel que Caroline Reboux. C'est le temple des chapeaux. S'il vivait de nos jours, c'est ici qu'Aristote écrirait. Caroline Reboux, elle, a fait les bibis de Nana et d'Eugénie de Montijo ; chez elle, Bel-Ami se tortillait la moustache en regardant dans les glaces les dames essayer leurs coiffures... La cour d'Angleterre n'a été, pendant trois règnes, chapeautée que de ces mains-là... Enfin, un photographe ici, c'est un scandale. J'ai laissé le mien dans l'antichambre.
Mlle Paule, Dieu merci, était là ! Ah ! si je pouvais vous décrire Mlle Paule ! C'est la magie, Mlle Paule... Un jour, les Sardou de l'avenir mettront en scène Caroline Reboux, et Mlle Lucienne, et Mlle Paule... En attendant, que ne puis-je vous montrer les vitrines avec les chapeaux d'avant le déluge, c'est-à-dire ceux de 1900 ou de 1910, le chapeau de Réjane pour la première d'Alsace, ou si ce n'est pas lui... Elle m'a tout de suite compris.
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Merveille du printemps, avenue Montaigne. Cette avenue qui va des fontaines de Lalique à une statue de Bourdelle. Le beau temps de Paris s'accroche aux lourdes fleurs blanches des marronniers. Le bitume est propre comme un sou neuf, et devant les maisons, consulats, ministères, commerces de luxe, hôtels, et cette porte cochère d'où s'échappent des soldats britanniques, il y a des petits jardins en banquettes, grilles et fusains, ici lilas, là magasins de luxe... Par quel bout la prendre, cette avenue du diable, pour ne faire de réclame gratuite à personne, ni à cette lingère, ni à ce couturier, ni à Kodak, ni aux ballets espagnols de cette gitane qui vient d'arriver ?
Willy Ronis met Mlle X... en scène. Devant une porte, entre deux plates-bandes de fusains. Allez, tournez sur vous-même, que la robe s'envole et que je vous prenne en mouvement. Un drôle de demi-tour à droite, pas très militaire. Il s'agit d'atterrir devant l'objectif. Mais non, Mademoiselle, avec plus de laisser-aller... Je vous prends en mouvement... De la gaîté, Mademoiselle, de la joie... Willy Ronis montre comment faire, il pivote des omoplates dans son veston de velours. Et les gens s'arrêtent, un facteur sort de la porte cochère, la concierge, dans l'entrebâillement, secoue un chiffon... Une Antillaise regarde Mlle X..., elle est de toutes les couleurs, elle, pas de drame pour les chaussures...
[...] Tandis que Mlle X... pirouette et que sa robe fait fleur, si vous voyiez l'air de fantôme de l'égoutier, pas du tout classique, qui descend dans la trappe : un fantôme rouquin qui ressemble à mon ami le peintre Pignon, avec un chandail à raies transversales jaunes et vertes, du dernier Sing-Sing...
Mais Willy Ronis est insatiable. On revient devant le théâtre des Champs-Elysées, avec ses bas reliefs, on demande à un jeune homme habillé en battle-dress de ficher le camp du seul banc ensoleillé, et ici c'en est d'une autre. Mlle X... doit grimper sur le banc et en sauter, tandis que Willy accroupi la prend d'en bas. Voyons, voyons moiselle, de la joie, du dégagement... Il faut voir Willy Ronis, ses verres sur le nez, mimer l'affaire en lançant ses bras de tous les côtés...
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J'ai été rechercher le cliché vers les 15 h. 30 chez Willy, à Sèvres-Lecourbe, une petite maison dont l'escalier est décoré de filets de pêcheurs. L'embarras du choix. Devant les contacts mouillés, Willy Ronis préfère cette épreuve-çi à cause du mouvement. [...] Et c'est au marbre que je retrouve Morgan, Daix et Marcenac. La photo où Mlle X... saute du banc a failli l'emporter — ça fait plus Giraudoux, c'est vrai. Mais il s'agit de l'article de Chéronnet, et à la fin des fins c'est le choix du photographe qui triomphe : l'élégance se déplace vers l'ouest...
A vrai dire, Mlle X... quittait le trottoir ouest de l'avenue Montaigne, entre une Buick et une Cadillac, toutes voiles vers l'est... Mais tout de même, la démonstration est faite : et du Palais
Royal où rêvait Restif de la Bretonne, le chic de Paris s'est esbigné rue Montaigne [...]