Dessin original à la gouache et au crayon sur papier. Signé du monogramme de Loïs Hutton, daté « 1922 » et annoté « background design » en bas à droite et portant le cachet d'atelier ainsi que la signature manuscrite et la date "dec 1921" au verso.
"Dancing as an art, instead of an idea": l'art et le mouvement de Loïs Hutton
Formée au carrefour des modernités cézaniennes, cubistes et vorticistes, Loïs Hutton occupe une place à part dans les avant-gardes europénnes au coeur des années folles. Elle développa une œuvre graphique et chorégraphique ambitieuse, d'abord dans le cénacle lesbien de Chelsea puis sur la Riviera, où ses danses éblouiront la lost generation.
Loïs intègre, en 1918, l'école fondée par Margaret Morris, déjà danseuse de renom, suffragette et féministe, dans le quartier londonien de Chelsea. Inspirée de l'Akademia néo-grecque de Raymond Duncan, frère d'Isadora, qui avait introduit l'usage de simples tuniques rendant leur liberté au corps des danseuses aux pieds nus, cette école expérimentale porte une vision éminemment politique rejetant l'artificialité du ballet classique et son organisation patriarcale. Hutton débute au Margaret Morris Club, sorte d'annexe londonienne du célèbre quartier Montparnasse, où se mélangent artistes vorticistes et écrivains tels Augustus John, Jacob Epstein, Katherine Mansfield, l'architecte et designer écossais Charles Rennie Mackintosh et Ezra Pound. Un lieu d'affranchissement et d'amours homosexuelles, dans lequel Hutton s'affirme peu à peu en tant qu'artiste et chorégraphe.
Dans cette première partie du XXe siècle marqué par un foisonnement intellectuel et artistique inédit, Hutton pousse à son paroxysme l'"Esprit nouveau", décrit par Apollinaire dans sa critique du ballet Parade (1917) qui "se promet de modifier de fond en comble, dans l'allégresse universelle, les arts et les mœurs", "car jusqu'ici les décors et les costumes d'une part, la chorégraphie d'autre part, n'avaient entre eux qu'un lien factice". Moins de trois ans après, Hutton parvient au véritable "art total" cher aux romantiques allemands, maîtrisant à la fois chorégraphie, écriture, composition, masques, costumes, décors et lumières, cependant que les Ballets Russes font appel à une cohorte d'artistes dont Henry Laurens, Pablo Picasso, ou Nicolas Roerich pour leurs créations chorégraphiques.
"Background design"
Un des seuls plans de décors originaux de Loïs Hutton conservés, également l'un des premiers de sa carrière, cette composition abstraite reflète l'incroyable polyvalence de l'artiste qui s'épanouit à la fois comme première danseuse de l'école de son amante, la Margaret Morris School, mais également comme chorégraphe, décoratrice et costumière. Ces décors peints sur de larges tissus servaient de fond aux productions de la troupe de l'école et des danses en solo de Loïs, qui avait déjà peint un motif sur toile d'après une esquisse de son mentor le peintre fauviste John Duncan Fergusson. S'essayant ici à un style radicalement nouveau et ambitieux, son motif rejoint les mouvements anguleux de ses danses et s'inspire des enseignements cézaniens : "Tout dans la nature se modèle sur la sphère, le cône et le cylindre" (lettre à Emile Bernard). Cette attention primordiale portée aux volumes se double dans la composition d'une fragmentation des formes proche du vorticisme d'Edward Wadsworth. Hutton fréquente alors Wadsworth et le groupe des vorticistes dans le club underground de Chelsea, laboratoire de la danse moderne où le décor dans sa version en grand format a peut-être été affiché, en décembre 1921 ou l'année suivante, comme suggèrent les deux dates en partie inférieure de la composition et au verso de celle-ci.
C'est en 1923, que la Margaret Morris School s'établit sur la côte d'Azur et ouvre une "école d'été" au cap d'Antibes où Hutton débute une nouvelle aventure créatrice et charnelle avec la danseuse française Hélène Vanel. Elles enchaînent les répétitions en bord de mer, les sorties aux côtés d'Hemingway et les représentations jusqu'à Bruxelles ou Paris au Théâtre des Champs-Elysées, éclipsant même la dernière production des Ballets Russes dans le cœur du critique Harold Levinson. Vanel et Hutton, amantes indomptables, se séparent bientôt de Margaret Morris et publient dès l'année suivante leur manifeste du mouvement Rythme et couleur, revendiquant leur définition d'un art total et rythmique inspiré de la théosophie de Rudolf Steiner.
« Nous cherchons le rythme : rythme dans l'espace, rythme des lignes qui bondissent et se brisent, s'entrelacent, tournoient, fuient, rythme des volumes qui surgissent s'illuminent dans les profondeurs, se retirent, s'effacent, ayant chacun sa place et sa valeur inévitable, et partout et dans tout, l'équilibre » déclarent-t-elles dans ce manifeste.
La rayonnante danseuse voue l'ensemble de ses créations au rythme visuel des images, dont elle tire le nom de son tout nouveau mouvement Rythme et Couleur sur le modèle musical du Groupe des six de Montparnasse. Fondé en 1924, le mouvement de Loïs, si original, s'incarne en sa troupe de danseuses célébrant toujours la libération du corps féminin et inspirées de la danse dalcrozienne. Sur les hauteurs idylliques de Saint-Paul-de-Vence, "les danseuses de Saint-Paul" ouvrent leur propre studio dans une maison du village ainsi qu'un théâtre. Rejointe par Lucia Joyce, fille de James Joyce, ainsi qu'une poignée de jeunes filles, la troupe répète en pleine nature, sur le lieu qu'occupe désormais la fondation Maeght où la modernité règne toujours en maîtresse. Au milieu des années 1930, les noms de Loïs et Hélène sont sur les lèvres des plus influents personnages de l'élite artistique et politique, de Dali au Duc de Windsor en passant par Pablo Picasso. Elles y vivent leur homosexualité sans entraves et partagent leur vie de bohème avec les artistes, écrivains et poètes qui leur rendent visite et viennent admirer leurs performances éclairées à la lampe de poche.
"The Grecian Isle of Lesbos has its votaries at Saint Paul
Like nuns they live secluded lives with scarce a man at all
A quite distinct phenomenon associate with Loïs
With shortened hair she seems to care for girls far more than boys"
Waldo Peirce (cité dans Emerson, Rythm & Colour, p. 236).
Après l'Art Nouveau incarné par Loïe Fuller, le retour à l'antique chez Isadora Duncan, c'est au tour de Loïs Hutton de donner pendant l'entre-deux-guerres un nouveau visage à l'avant-garde en pensant la peinture comme la danse et la danse comme la peinture. Elle donna à ses œuvres chorégraphiques et picturales les angles aigus du cubisme et le dynamisme vorticiste, unifiant la beauté du mouvement des corps et de la ligne.