14 février 2019
Le journal constitue un témoignage emblématique de l'époque indo-hippie des années 1960, renaissance spirituelle et artistique qui inspira au chorégraphe de nombreux ballets (Messe pour le temps présent, Bhakti, Les Vainqueurs).
Une sélection de ce journal fut publiée par Maurice Béjart dans le second tome de ses mémoires (La Vie de Qui ? Flammarion, 1996).
Durant l'année 1969, Béjart prend quotidiennement des notes dans un agenda publié à la mémoire de Mahatma Gandhi. Fasciné par le mysticisme hindou depuis un voyage en Inde en 1967, il remplit ce journal spirituel de nombreux mantras et prières (« Krishna guide mon char, la lumière est au bout du chemin. OM » ; « Le Bouddha est partout présent » ; « Laisser Dieu entrer, mais comment ouvrir la porte ? ») et invoque tant les divinités hindoues que les Bodhisattvas Mañjuśrī et Tārā – figures apaisantes du panthéon bouddhique. La « période indienne » de Béjart fut particulièrement riche en chefs-d'œuvre chorégraphiques, dont on suit la progression dans son journal (Baudelaire en début d'année, la création des Vainqueurs à Bruxelles et des Quatre fils Aymon à Avignon, ainsi que le tournage et la projection de son ballet indien Bhakti). à la croisée du New Age et du mouvement hippie, la « conversion » de Béjart est symptomatique d'une époque en refus du progrès et en soif de spiritualité : « Calcutta n'est pas l'Inde mais notre visage occidental. Ce n'est pas la religion ni la pensée traditionnelle qui est coupable mais le capitalisme. L'Inde pays riche avant la colonisation ». La visite des Beatles dans l'āshram du guru Maharishi et le concert de Ravi Shankar à Woodstock en 1969 marquèrent le début d'une véritable passion occidentale pour la musique et la culture indiennes, qui fut déterminante dans les ballets de Béjart à cette époque.
L'Inde s'offre également aux yeux de Béjart comme un lieu où l'art et les traditions ancestrales n'ont pas subi les perversions du positivisme. Il cherchera dans ses créations à exprimer l'esprit d'une culture qui unit intimement le corps et l'esprit, et dans laquelle la danse joue un rôle cosmique et spirituel majeur.
Les systèmes de danse indienne et les chants védiques découverts grâce à l'orientaliste Alain Daniélou furent insérés dans ses ballets – en 1968, il ouvre la Messe du temps présent par un long solo de vînâ qui dura quinze minutes : « Béjart est dans son quart d'heure hindou. Et là-bas, les quarts d'heure hindous, ça peut durer des heures... » commenta Jean Vilar, directeur du festival d'Avignon. Un vent de mode indienne passera également dans les costumes de la troupe du Ballet du XXème siècle : larges pantalons de soie, tuniques, bijoux et yeux orientaux. Dans le journal, Béjart affirme qu'il n'y a « pas de vérité sans yoga », un art découvert auprès d'un maître indien que l'on trouve dans nombre de ses ballets sous la forme d'exercices de danse à la barre. Il décide également de faire de Bhakti « un acte de Foi » en filmant lui-même la chorégraphie du ballet, et prépare pendant l'été les Vainqueurs, une rencontre insolite entre Wagner et les ragas traditionnels indiens.
Au-delà de l'artiste prolifique, on découvre aussi dans le journal la personnalité troublée du chorégraphe, en proie au doute et à la mélancolie : « état vague d'apesanteur physique et de vide moral. Léthargie ou paresse. Faiblesse. Vertige. Torpeur. Inconscience ». Malgré les succès, Béjart tentera d'apaiser son état fragile par la méditation et l'enseignement de prophètes et brahmanes indiens, qu'on rencontre au fil des pages du journal (Ramana Maharshi, Swami Ramdas, le Dalaï-Lama, Apollonios de Tyane). Ses amours parfois contrariées avec son danseur fétiche Jorge Donn l'accaparent et le plongent dans l'angoisse – à la veille de la première des Vainqueurs, il écrit « Avant-générale. Chaos. [Jorge] Donn parti. Tara absente. Moi perdu. ».
Déchiré entre la jouissance et la maîtrise de soi, il voyage à rythme effréné avec sa troupe du Ballet du XXème siècle, d'abord aux Pays-Bas puis en Italie à Milan, Turin et Venise : « Je quitte Venise complètement asservi à la paresse au sexe et à la facilité et pourtant étrange bien-être de la brute qui a bu et baisé ». Pourtant, ces moments heureux ne parviennent pas à satisfaire Béjart, pour qui la « Joie a un arrière-goût de mort » malgré la « vie de travail et de discipline » qu'il s'impose durant cette année riche en créations. à la fin de sa vie, Béjart reviendra avec humour sur ses frasques indiennes et le ton résolument sombre de son journal : « Je ne peux pas m'empêcher de rire de cet idiot qui pleure et qui geint, alors qu'il créait des ballets en grand nombre [...] Quand je pense qu'à la fin de ce journal de 1969 je songeais résolument à la retraite ! ».
Précieux cahier de notes écrit de la main de Maurice Béjart pour son spectacle en hommage au danseur Nijinski, intitulé Nijinski : clown de dieu. Il porte une dédicace autographe à l'interprète de Nijinksi, Jorge Donn, célèbre danseur étoile du ballet du XXe siècle et amant de Maurice Béjart.
En 1971, Maurice Béjart crée le Clown de Dieu, ballet consacré à Vaslav Nijinski, génie de la danse et de la chorégraphie qui connut dix années de brillante carrière au sein des Ballets russes de Diaghilev avant de sombrer définitivement dans la folie. Dans ce cahier manuscrit, véritable journal de bord et partition chorégraphique du ballet, Béjart détaille avec une extrême précision les séquences de l'œuvre, les danses et les extraits musicaux de Tchaïkovski et de Pierre Henry qui les accompagnent. Le cahier sert également de recueil à ses nombreuses interrogations sur le choix de la musique, des pas de danse, ainsi que ses influences (« je ne sais pourquoi c'est toujours à Petrouchka que je pense le plus »). Béjart consacre de nombreuses pages sur le sens profond qu'il entend donner à chaque scène, s'arrêtant sur la personnalité complexe et brillante de Nijinski. Au dos de la couverture, on trouve la dédicace autographe « à J.D », Jorge Donn, son danseur fétiche et amant, auquel il confia le rôle-titre de Nijinski dans le Clown de Dieu.
En créant ce ballet, Maurice Béjart espérait ainsi contribuer à la renommée de Nijinksi, figure sacrée de la danse dont on avait négligé les talents de chorégraphe. Il confie dans le cahier son désir de rendre hommage à la modernité de Nijinski : « surtout abandonner complètement la danse classique. Penser sans cesse au Nijinsky du Sacre du Printemps ». Le Clown de Dieu évoque la quête mystique hallucinée qu'entreprend Nijinski après son divorce de Serge Diaghilev – le chorégraphe-Pygmalion qui travailla l'inépuisable don naturel du danseur jusqu'à la déraison. Dans le cahier, le personnage de Diaghilev est décrit comme « DIEU – LE PERE – DIAGHILEV – LE DIABLE » et représenté par un mannequin monumental à l'allure menaçante. Fidèle à son ambition de créer un spectacle total, Béjart s'appuie sur des extraits du journal de Nijinski lui-même, écrit durant l'hiver 1918-1919 alors que son état psychique commence à se dégrader sévèrement. Ces extraits, dont nous trouvons de multiples traces dans le cahier de Béjart, sont récités sur la Symphonie pathétique de Tchaïkovski et sur la musique concrète de Pierre Henry. Béjart copie avec soin les passages du journal, ces mélanges incohérents de détails autobiographiques et de réflexions sur l'existence : « Plus d'atrocités ! Je veux le paradis sur terre, moi, un homme en qui Dieu s'est incarné ». Au détour d'une phrase, Béjart s'interroge : (mais a-t-il été fou ? Je ne crois pas) ».
Le chorégraphe réalise également avec le Clown de Dieu une fameuse rétrospective historique et a permis aux spectateurs de découvrir quelques grands moments de l'époque des ballets russes de Diaghilev. Il inclut dans le spectacle quatre des interprétations les plus réussies et les plus célèbres de Nijinski : le Spectre de la rose, Shéhérezade, Petrouchka et le Faune, chacune incarnées par un danseur différent qui vient hanter le héros. On en trouve de nombreuses mentions dans le cahier du chorégraphe : « le corps de Petrouchka, le sourire du Spectre, Lourd comme le faune, léger et élastique comme le nègre de Shéhérazade ». Les Ballets russes sont figurés sur la scène par un cirque sous la haute autorité de Diaghilev, interprétés par « 5 clowns », tandis qu'une figure féminine – l'épouse de Nijinksi, la « nymphe, sultane, Poupée et Danseuse romantique », rappelle les moments heureux de la vie du danseur.
Le ballet devint l'un des grands succès de Béjart après sa Messe pour le temps présent créée quatre ans plus tôt au festival d'Avignon. A l'occasion du centenaire de la naissance de Nijinksi en 1989, Béjart créa à Milan une nouvelle version du « Clown de dieu » limitée à ses deux danseurs de prédilection, marquant son ultime hommage au danseur et chorégraphe de génie.