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Une plongée aux sources du Spleen baudelairien : « L'état de dégoût où je suis me fait trouver toute chose encore plus mauvaise. »

Une plongée aux sources du Spleen baudelairien : « L'état de dégoût où je suis me fait trouver toute chose encore plus mauvaise. »he signée adressée à sa mère par un Baudelaire crépusculaireUne plongée aux sources du Spleen baudelairien : « L'état de dégoût où je suis me fait trouver toute chose encore plus mauvaise. »he signée adressée à sa mère par un Baudelaire crépusculaire

Baudelaire crépusculaire : « L'état de dégoût où je suis me fait trouver toute chose encore plus mauvaise. »

Attiré par la promesse d'une glorieuse renommée, Baudelaire se rend en Belgique en avril 1864 pour quelques conférences et l'espoir d'une rencontre fructueuse avec les éditeurs des Misérables, Lacroix et Verboeckhoven. Ceux-ci ne se déplaceront pas, les conférences seront un échec et Baudelaire nourrira contre la « Pauvre Belgique » une rancœur démesurée. Pourtant, malgré les multiples sollicitations de retour, le poète passera le reste de ses jours dans ce pays honni, menant une vie de bohème mélancolique. Hormis quelques courts séjours à Paris, Baudelaire ne rentrera en France que le 29 juin 1866 – terrassé par une attaque cérébrale qui le laisse hémiplégique – pour une dernière année d'agonie silencieuse en maison de santé.

Rédigée seulement quelques mois après son arrivée à Bruxelles et ses premières déceptions, cette lettre laisse transparaître tous les principes de la mystérieuse haine passionnelle qui retiendra définitivement le poète en Belgique.
 

Lettre autographe signée, en partie inédite, rédigée à l'encre noire,
adressée à sa mère et datée du « dimanche matin 14 ».
Quelques soulignements, biffures et corrections de l'auteur.

Ancienne collection Armand Godoy, n°188.

Durant ses dernières années françaises, éreinté par le procès des Fleurs du Mal, humilié par le refus de sa candidature à l'Académie, orphelin littéraire après la faillite de Poulet-Malassis et auteur déshérité par la vente des droits de ses traductions à Michel Lévy,

Baudelaire est surtout très affecté sentimentalement par la déchéance inéluctable de Jeanne Duval, son éternel amour, alors que s'est tarie sa passion pour la Présidente, dont la poétique perfection n'a pas résisté au prosaïsme de la possession physique. Aussi, le 24 avril 1864, décide-t-il de fuir ces « amours décomposés » dont il n'a su « garder la forme et l'essence divine ».

La Belgique, ce très jeune pays qui semble né d'une révolution romantique francophone contre le joug financier hollandais, s'offre fantasmatiquement aux yeux du poète comme le lieu d'une possible reconnaissance de sa propre modernité. Page vierge sur laquelle il voudrait imprimer la puissance de sa langue en affirmant son indépendance économique, le plat pays est un miroir sur lequel Baudelaire projette son puissant idéal mais qui lui renverra plus violemment encore le spleen de ses ultimes désillusions.
 

Publiée dans la Revue de Paris de novembre 1917, amputée du délicat paragraphe sur ses lavements froids, cette lettre emblématique évoque tous les travaux poétiques, littéraires, artistiques et pamphlétaires de Baudelaire : d'abord à travers la figure tutélaire et rassurante de l'éditeur des Fleurs du Mal, Poulet-Malassis :

 « Si je ne demeurais pas si loin de lui, je crois vraiment que je lui paierais une pension pour manger chez lui » ; puis par l'évocation concrète de la « valeur vénale » de ses Curiosités esthétiques : « tous ces articles que j'ai si douloureusement écrits sur la peinture et la poésie ».

Baudelaire confie ensuite à sa mère les espoirs de publication de ses dernières traductions de Poe qui, à son grand dam, « ne paraissent pas à L'Opinion, à la Vie Parisienne, au Monde illustré  » Il conclut enfin sur ses Lettres belges, dont Jules Hetzel lui fait annoncer qu'après négociation avec le Figaro, « [s]es lettres sont acceptées avec joie ». Cependant, souligne littéralement Baudelaire, celles-ci sont « à ne publier que quand je serai revenu en France ».


Leitmotiv de sa correspondance belge, ce retour en France sans cesse imminent : « Décidément, je crois que j'irai à Paris jeudi » et sans cesse repoussé (« je retarde mon voyage à Paris jusqu'à la fin du mois », corrige-t-il, huit jours plus tard), semble exciter la férocité du poète contre ses nouveaux concitoyens auprès desquels il se plaît à répandre lui-même les pires rumeurs le concernant (espionnage, parricide, anthropophagie, pédérastie et autres activités licencieuses :

« Exaspéré d'être toujours cru, j'ai répandu le bruit que j'avais tué mon père, et que je l'avais mangé […] et on m'a cru ! Je nage dans le déshonneur comme un poisson dans l'eau. 


Cette tentative éminemment poétique d'explorer les profondeurs du désespoir, en s'abreuvant de haine, est peut-être plus lumineuse encore à travers le partage de ses déboires gustatifs, avec cette « très chère mère », unique figure nourricière qui, elle, lui offre « plus qu['il] n'attendai[t] »

Mise en regard avec certaines des plus belles pages des Fleurs du Mal, cette attention excessive aux misères de son palais, révèlent bien plus qu'un exercice de critique gastronomique.

Il n'est ainsi pas innocent que Baudelaire entame ses récriminations par un rejet exhaustif de toute nourriture à une notable exception : « Tout est mauvais excepté le vin. » 
L'assertion n'est évidemment pas sans faire écho à la « végétale ambroisie », élixir consacré dans tant de poèmes et surtout compagnon d'abjection qui noie le crime sublime du poète : « Nul ne peut me comprendre. Un seul / Parmi ces ivrognes stupides / Songea-t-il dans ses nuits morbides / À faire du vin un linceul ? »
 

« Le pain est mauvais ». Si le vin est l'âme incorruptible du poète, le pain, ici souligné par l'auteur, est sa chair innocente et meurtrie. « Dans le pain et le vin destinés à sa bouche / Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats », comme dans Bénédiction, c'est le poète-enfant qui partout « dans l'hôtel, le restaurant, la taverne à l'anglaise », souffre de l'impossible communion élémentaire et offre ainsi à sa mère le spectacle d'une misère plus symbolique encore.

L'homme, cependant, est toujours présent et ses désirs charnels sont tapis sous la misère de sa condition : « La viande n'est pas mauvaise par elle-même. Elle devient mauvaise par la manière dont elle est cuite. » Comment, derrière le prosaïsme de ce jugement culinaire, ne pas reconnaitre la plus constante des métaphores baudelairiennes, traversant l'œuvre du poète – Une charogne, À celle qui est trop gaie, Une martyre, Femmes damnées... – le corps féminin transfiguré par la mort ?

« Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint. »


« Les gens qui vivent chez eux vivent moins mal  » Baudelaire ne souhaite pas le confort, et ses plaintes ne sont que l'expression de la corrélation parfaite entre sa condition physique et cet ultime expérience poétique.
Car la Belgique n'est, bien entendu, pas réellement en cause, mais ce n'est qu'à sa mère que Baudelaire peut en faire l'émouvant et rare aveu : « Je dois dire du reste que l'état de dégoût où je suis me fait trouver toute chose encore plus mauvaise. »

En effet, toute la violence qu'il déchaînera contre ces frères maudits n'est que l'écho d'une rancœur plus ancienne qui, en 1863, rongeait son « cœur mis à nu ». Déjà, aux récriminations de sa mère découvrant les notes de son fils, Baudelaire répondait, le 5 juin
: « Eh bien ! oui, ce livre tant rêvé sera un livre de rancunes. […] Je tournerai contre la France entièremon réel talent d'impertinence. J'ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d'un bain. »
 

 

Les « lavements froids avec laudanum  dégoût Au détour d'un paragraphe – celui-là même qui fut amputé par la Revue Française – Baudelaire l'attribue, sans la nommer, à la syphilis : « Ce qu'il y a d'insupportable dans ces affections d'intestins et d'estomac, c'est la faiblesse physique et la tristesse d'esprit qui en résulte. » 

L'inquiétude immédiate de Madame Aupick à la suite de ces confidences trop abruptes, incite Baudelaire à lui mentir désormais sur son réel état de santé, qui ne cessera pourtant de se dégrader. Ainsi dès la lettre suivante
:
 

« J'ai eu le plus grand tort de te parler de ma santé belge, puisque cela t'a tellement émue. […] D'une manière générale, j'ai une excellente santé […] Que je souffre de quelques petites infirmités […] qu'importe ? C'est le lot commun. Quant à ce désagrément, je te répète que j'ai vu d'autres Français pris comme moi, et ne pouvant pas s'accoutumer à ce vilain climat. […] D'ailleurs, j'ai peu de temps à rester. »


Superbe lettre autographe du fils à sa mère révélant, à demi-mot, les raisons poétiques de son ultime exil volontaire, miroir inversé du premier périple forcé de sa jeunesse à l'archipel des Mascareignes, les deux seuls voyages de l'écrivain.

Si le jeune homme put, on ne sait comment, s'échapper de la lointaine île Bourbon, le vieux poète n'osera plus quitter la si proche Belgique et cette lettre mélancolique augure un crépuscule en Mer du Nord aussi sombre que fut lumineuse l'initiatique traversée des Mers du Sud.

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Pour en savoir plus : 

Baudelaire, Lettres à sa mère. 
Comme une maîtresse, Charles Baudelaire à sa mère, une correspondance. 
Baudelaire et sa mère. France Inter.
Baudelaire et la Belgique.
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