« Partout où il n’y aura rien… » : Éloquence de la marge
À l’invitation d’une discrète revue littéraire, la librairie le Feu Follet était récemment conviée à partager son regard sur un péché véniel du bibliophile, l’annotation manuscrite sur les livres dit marginalia. Cette offense pour certains, offrande pour d’autres, a une histoire aussi ancienne que le livre et nous a inspiré cette nouvelle enquête.
Comment retracer l’histoire et l’importance de ces annotations qui fleurirent dès l’origine en marge des imprimés ?
Demander à un libraire d’écrire sur les marges, c’est solliciter une traversée de sa librairie, de son histoire, de son identité. Aussi, ne peut-il être objectif sur le sujet de l’étrange « manie » d’écrire sur les livres, car il en est tout à la fois l’admirateur et le contempteur, le complice et l’observateur.
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Comment retracer l’histoire et l’importance de ces annotations qui fleurirent dès l’origine en marge des imprimés ? Émouvante manicule humaniste parsemant les incunables, commentaires érudits des premiers lecteurs des Lumières, ou précieuses indications patronymiques dévoilant quels personnages mondains se cachent sous les énigmatiques astérisques des
Caractères de La Bruyère (dont le propre nom de l’auteur, absent des premières éditions)…
QUINTE-CURCE
De rebus gestis Alexandri magni regis Macedonum
Giovani Tacuino, Venise 1494
Félix HEMMERLIN
De Nobilitate et Rusticitate Dialogus
Johann Prüss, Strasbourg [circa 1895]
Jean de LA BRUYERE
Les caracteres de Theophraste, avec les caracteres ou moeurs de ce siecle
Chez Thomas Amaulry, à Lyon 1689
Peut-être faut-il commencer par l’histoire, ou plutôt les histoires, de la marge – cet espace blanc entre le corps du texte et le bord de la feuille – toutes extraites de « sources sûres », c’est-à-dire… des livres.
La version la moins poétique est celle d’une marge dont l’importance servit initialement de douves au précieux édifice du texte, le protégeant ainsi des attaques des insectes, du feu, de l’eau et autres affres du temps qui viendraient attenter à l’intégrité de la lettre. Nous accordons pour notre part peu de crédit à cette origine, sachant par expérience que les vrillettes n’attaquent presque jamais par les marges mais creusent directement à travers la reliure dans le corps de l’ouvrage, que l’eau offre aux moisissures un terrain de jeu qui ne se limite pas à la mouillure, fut-elle marginale, et que le feu n’épargne rien, ni la marge, ni le texte, ni la bibliothèque autour.
À cette pragmatique genèse, nous préférons une autre histoire : la Bible. En effet, selon d’autres sources, la marge laissée en bord de texte s’inspirerait de la culture hébraïque du commentaire encadrant le texte sacré, puis du commentaire du commentaire encadrant le commentaire encadrant le texte sacré. La marge laissée blanche serait alors le lieu de l’ultime glose, réflexion (et reflet) de la lecture en cours, susceptible elle-même d’être un jour imprimée en encadrement des précédents textes enchâssés.
Parmi les premières bibles imprimées, certaines se sont essayées à cette mise en page, ajoutant même des commentaires en interlignes en plus du commentaire d’encadrement. Celle de Gutenberg, la fameuse B42, n’offre que le texte nu, mais avec de très larges marges.
Par la suite, plusieurs libraires-imprimeurs réservèrent des « grands papiers » aux lecteurs de prestige, c’est-à-dire imprimés sur des feuilles à grandes marges afin qu’ils puissent y gloser l’œuvre à loisir. Aujourd’hui, les libraires et collectionneurs ont conservé cette appellation de « grands papiers » pour tous les exemplaires de luxe, imprimés sur beau papier artisanal, bien que la taille de ceux-ci ne diffère que rarement de celle des exemplaires courants.
Selon cette origine, le marginalia – au sens de marque manuscrite laissée par un lecteur sur le livre imprimé – serait alors attendu, prévu dès la conception de l’ouvrage. Il deviendrait, pour ainsi dire, l’ultime et nécessaire étape de réalisation du livre, de la plume de l’écrivain à celle du lecteur.
Bien sûr, d’autres sources nous affirment que la taille de la marge est à l’origine celle de l’espace prévu pour l’enluminure. C’est la main du peintre qui doit achever le livre des origines et non celle du lecteur. Puis, il faut également préciser que la marge des grands papiers est aussi celle nécessaire à la rogne du relieur auquel on offre ainsi une meilleure « marge » d’action…
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Le libraire raconte à loisir l’une de ces versions sans prédilection pour l’une ou l’autre, laissant ce privilège aux livres en marge desquels il vit et dont il se nourrit, comme le commentateur bibliophile et l’insecte bibliophage.
Pourtant, que la marge soit volonté de marginalia ou qu’elle n’en soit que l’opportunité, elle est de fait le lieu même de la rencontre entre le livre et son lecteur. Un lieu consacré dont, curieusement, le libraire est un des plus fervents pèlerins.
Car demander au libraire un écrit sur les marges, c’est solliciter de sa part un véritable autoportrait. En effet, quelle plus exacte définition peut-on attribuer à la librairie ancienne que marginalia de la pensée écrite ? Les libraires, peuple de la marge…
À peine le livre achève-t-il sa première vie d’actualité littéraire ou scientifique et acquiert-il ce statut prisé et énigmatique de livre ancien (c’est-à-dire qu’il passe de la multiplicité des copies à l’unicité de l’exemplaire) que la cohorte de plumes bibliographiques se met en branle pour le référencer, le coter, l’expliquer, le contextualiser, le valoriser… La plus ostensible écriture en marge d’un livre ancien, c’est souvent les sibyllines annotations du libraire : son prix (toujours excessif et bravant celui imprimé par l’éditeur – eh, non ! les éditions originales de Madame Bovary et d’Une saison en enfer ne sont plus à un franc), sa cote de rangement (ce qui ne l’empêche pas une fois sur dix de le perdre), sa référence (traçabilité oblige) et surtout ses mystérieux hiéroglyphes qui lui rappellent secrètement le prix, le lieu et la date d’acquisition.
Arthur RIMBAUD
Une saison en enfer
Alliance typographique (M.J. Poot & Cie), Bruxelles 1873
Un certain libraire annotait ses ouvrages en pied de dernière garde de chiffres romains et de points d’exclamation qui semblaient signifier une importance de l’ouvrage, et qui après des années de fréquentation de ses livres, me sont toujours en grande partie énigmatiques. Cependant, la seule présence de ces signes sur un livre attirera l’attention de tout collectionneur averti qui connait la qualité de choix de cet ancien libraire. Ainsi, le marginalia qui lui servait sans doute à faire son prix, est devenu un symbole de qualité, le signe d’une probable pépite (car la particularité de ce libraire était de dénicher des livres précieux mais généralement inconnus).
Trouver un livre ancien sans ce marginalia originel (et parfois le cumul des notes des libraires successifs) relève d’un improbable autant qu’inutile exploit. Et le nom donné à ces exemplaires individualisés, et valorisés par les connaissances du libraire, est justement « livres à prix marqués » (tradition des catalogues de libraires s’opposant aux prix aléatoires des ventes aux enchères).
Mais le plus étonnant est que ces signes, bien que réalisés d’un trait léger de crayon, ne soient généralement pas effacés par les collectionneurs.
Ce premier marginalia, a priori le plus conjoncturel et le moins nécessaire, trouve ainsi sa place dans l’histoire de l’ouvrage et semble aussi respecté par les collectionneurs successifs que l’annotation savante en marge des premières éditions des Essais de Montaigne.
Ce respect du bibliophile pour le plus prosaïque des marginalias est le signe du statut particulier de ces écritures séculières apposées sur l’atemporalité du livre imprimé.
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L’édition d’un livre, c’est avant tout un achèvement. Comme le vernissage du peintre, l’impression marque la fin de l’œuvre de l’auteur. Un livre commence sa vie en objet fini. Flaubert peut se désespérer de la faute à Sénard (l’imprimeur a écorché le nom de l’avocat auquel Flaubert consacre une épitre dédicatoire), Madame Bovary sera soumise ainsi aux premiers lecteurs.
Baudelaire peut bien arrêter l’impression de ses Fleurs pour corriger sa faute à « s’enhardissant », les premiers exemplaires vendus, ne pourront être corrigés que par la main de l’auteur, en marge du texte fautif et définitif.
Et déjà, les exemplaires corrigés à la main ne sont plus de même nature, ils sont devenus des livres anciens. Non pas plus vieux que ceux imprimés correctement ou non corrigés, mais ayant acquis une identité propre par l’intervention manuscrite. D’objet fini, le livre ancien redevient une œuvre en cours, celle des lecteurs. Si le livre neuf est une proposition de l’auteur, le livre ancien est assurément une disposition des lecteurs. Ainsi, un livre peut devenir ancien à peine sorti de presse.
C’est le cas des fameux « grands papiers » modernes acquis directement auprès de l’éditeur par des collectionneurs pour préserver dans le temps ces témoins précieux de la condition première de l’œuvre. Acquérir un exemplaire sur ces papiers de luxe, c’est considérer l’œuvre comme digne d’être transmise, et donc lui choisir le support le plus noble et durable : un des quelques exemplaires sur papier japon, chine, hollande, pur fil, imprimés à part et aussitôt numérotés à la main ou à la presse, ce marginalia d’éditeur.
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C’est alors qu’intervient le second marginalia, bien plus important que la simple annotation de libraire ou la numérotation de l’éditeur, dont il est pourtant le pendant : l’ex-libris.
Aujourd’hui il s’agit le plus souvent d’un timbre personnalisé en revers de la couverture. Mais ce fut d’abord un nom manuscrit, parfois précédé de l’explicite « ce livre appartient à » voire même par une surprenante personnification « j’appartiens à ». D’ailleurs, la tradition du nom manuscrit ne s’est pas perdue, loin de là. Elle est même bien plus vivace que le luxueux timbre de bibliophiles. Elle témoigne seulement d’un autre rapport au livre ainsi marqué. L’ex-libris manuscrit est devenu la marque de l’enfant qui aime son livre et se l’approprie ainsi en même temps qu’il concurrence l’auteur par l’inscription de son propre nom. Graffiti du jeune lecteur sur le mur du Savoir.
Guido PAPE
[Statuta Delphinatus] Libertates per illustrissimos principes delphinos viennenses
Franciscum Pichatum et Bartholomeum Bertoletum, Grationopoli [1508]
Octave MIRBEAU
L'épidémie (exemplaire de Jules Renard)
Librairie Charpentier et Fasquelle, Paris 1898
L’auteur de Poil de Carotte s’était ainsi fait dessiner un superbe ex-libris au profil de renard par son ami Toulouse-Lautrec pour marquer les ouvrages de sa bibliothèque, cependant que ses jeunes lecteurs et lectrices inscrivent encore fièrement leur nom à l’encore colorée sur la première page de leur exemplaire de la collection verte.
Timbre ou signature, le « je » est le même, seul diffère le rapport entre le lecteur et son livre. Imprimer sa marque de propriété, c’est mettre un pied d’autorité dans le livre en épousant sa forme, et participer de son identité en joignant ce nom de lecteur au couple auteur-éditeur.
Ici commence véritablement la vie du livre, par cette appropriation symbolique qui s’adresse non pas à l’auteur mais à la communauté des lecteurs.
Manuscrit ou imprimé, l’ex-libris tisse un lien d’encre visible entre les lecteurs de tous siècles quand l’exécrable ex-dono (la marque laissée par celui qui offre un livre dont il n’est pas l’auteur) ne témoigne le plus souvent que du désir d’effacer le don derrière le donneur (sauf, bien sûr, lorsque le don d’un exemplaire du Poëme de Saint-François par « un pauvre franciscain de tiers ordre » s’avère être l’exemplaire de Franz Liszt offert au crépuscule de sa vie à son premier amour, Adèle de La Prunarède).
Anatole de SEGUR
Le poëme de Saint-François (exemplaire offert par Franz Liszt)
Librairie Poussielgue et fils, Paris 1866
L’histoire de l’ex-libris est éloquente pour qui s’intéresse à celle des marginalias.
Cette tradition se développe bien avant l’invention de l’imprimerie, à cette période où le livre n’est par nature jamais achevé et reste un objet vivant en perpétuelle évolution potentielle, dont le contenu peut s’enrichir pendant plusieurs siècles. Ainsi le lecteur n’est-il jamais tout à fait distinct du rédacteur, ni son intervention totalement marginale. L’œuvre elle-même n’est-elle pas généralement celle d’un lecteur « copiste » ?
Malgré cette perméabilité entre rédacteur et lecteur propre au manuscrit médiéval, la marque de l’ex-libris (ex-libris meis) tisse un lien particulier entre le texte original et son lecteur. Elle établit une relation d’exclusivité qui ne devait pas être considérée à la légère, comme le note Yann Sordet dans son Histoire du livre et de l’édition, relevant un ex-libris du XIIe siècle, « Iste liber est fratris Mathei […] Pendus soit il qui l’emblera (dérobera). Amen » (Albin Michel, 2021, p. 159).
Cette forme radicale d’ex-libris met un terme symbolique à la circulation du livre, c’est-à-dire à sa vie de livre ancien. La version moderne de ce nouveau statut du livre serait peut-être celle du tampon d’institution publique apposé sur la page de titre qui interdit « ad vitam eternam » la circulation de l’exemplaire ainsi « marqué ».
Cependant, la ressemblance s’arrête là et le manuscrit médiéval se distingue du livre imprimé bien plus que par une simple évolution du mode de production. Objet unique, quand le second est multiple, il est généralement d’emblée réalisé pour un lecteur désigné dont il porte la marque en tête, parfois avant même l’écriture du texte. S’il change de propriétaire, le nouveau n’aura qu’à ajouter son nom dans le corps même du texte, le faire enrichir à son gré de nouvelles enluminures, de nouvelles écritures, ou de ses armes peintes et ainsi le faire vivre de sa vie naturelle de manuscrit sans le faire changer de nature.
Chaque manuscrit est celui d’un lecteur et l’ex-libris scelle cette relation naturelle plus qu’il ne la crée. Le lien naturel devient une loi écrite mais la virulence de la marque de possession souligne en creux la nature profondément vivante du manuscrit dont il tente d’achever ainsi le parcours en imposant cette écriture que l’on veut dernière.
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Si la marque d’appropriation de l’œuvre par le lecteur nait avant l’imprimerie, c’est uniquement lorsque l’imprimerie de Gutenberg creuse ce fossé entre œuvre et lecture que l’ex-libris acquiert – paradoxalement – ses lettres de noblesse.
Omettons à nouveau les armes des reliures. Si elles procèdent d’une intention similaire – marquer la propriété – celles-ci ne concernent pas directement notre propos qui se concentre sur le lien intime du lecteur et de l’œuvre et non d’une construction sociale et politique de possession du savoir et de marque de pouvoir. D’ailleurs, les ex-libris ne sont pas les armes du pauvre, mais les plumes de celui qui s’est enrichi de sa lecture.
La curieuse géographie migratoire de ces ex-libris à travers les pages des livres depuis le XVe siècle illustre le lien de proximité entre l’ex-libris et la page de titre. En effet, avant l’invention de celle-ci, les informations auctoriale et éditoriale sont à la fin de l’ouvrage, et forment avec la date ce que l’on nomme le colophon. C’est ici que l’on peut observer généralement les premiers ex-libris (les armes, même peintes dans l’ouvrage restent généralement en tête).
Ce n’est qu’au début du XVIe siècle, lorsque se formalise la page de titre, que l’ex-libris se déplace avec elle. D’abord en pied de cette page de titre (proche de la mention de l’éditeur), il monte progressivement vers la marge haute, au fil des XVIe et XVIIe siècles, avec une longue présence au cœur même de la page.
Puis, au cours des siècles suivants, il migre sur la première garde blanche, où il demeure tant qu’il est manuscrit, tandis que le timbre imprimé sera collé sur le contreplat, à l’exact envers du lieu des armes gravées sur les plats.
Or quelle est l’utilité de cette garde blanche ? Elle était, avant l’invention de la page de titre, une page « réservée » à l’annotation manuscrite de ce titre. Elle subsistera à l’invention de la page de titre, pour accueillir une sorte de faux-titre manuscrit et éphémère, en attendant la reliure. Même lorsque le faux-titre devient à son tour imprimé, les ouvrages publiés conserveront une page blanche, protection muette de l’œuvre sortie des presses nue, sans couverture ni reliure et vendue ainsi, tout juste recouvert d’un carton d’attente choisi parmi les déchets des papiers à la cuve. Aujourd’hui encore, après l’invention de la couverture imprimée, cette page blanche demeure indissociable de la composition d’un livre malgré sa totale inutilité technique ou pratique. Si le silence après une œuvre de Mozart est encore du Mozart, la page blanche avant l’œuvre écrite n’est pas celle de l’auteur. Elle appartient de plein droit et dès l’origine au lecteur. Comme la dernière garde, dont la fonction est similaire, ces deux pages sont l’espace exclusif du lecteur, que ce soit pour inscrire des numéros de pages intéressantes, des remarques savantes, un numéro de téléphone noté à la va-vite, un petit croquis énigmatique ou la liste des courses, nul ne contestera la légitimité des annotations marginales des lecteurs sur cet espace « réservé ». C’est encore ici que le donateur inscrira son aimable dédicace : « Pour mon neveu, qui ressemble à Poil de Carotte ».
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Les écrivains, eux, n’utilisent d’ailleurs presque jamais cette page pour leurs « envois autographes ».
Ces dédicaces d’auteur sur les exemplaires offerts à des proches ou soumis à des regards critiques, ne se généralisent qu’au courant du XIXe siècle, alors qu’une certaine idée d’égalité entre les hommes autorisent ce geste particulier de don de soi, jusqu’alors très codifié par les relations de pouvoir (on ne dédicaçait pas à une personne de statut inférieur, et une personne de haut rang avait au contraire le droit à une dédicace imprimée en tête de l’ouvrage. Seules les dédicaces manuscrites entre pairs respectaient les convenances). Hormis donc ces quelques rares et précieuses exceptions pré-dix-neuvièmes, la dédicace d’auteur est une histoire récente. Comme l’ex-libris, celle-ci chercha quelque temps sa place sur le livre. Elle fit d’abord un court passage sur la couverture et la page de titre, où elle était généralement non signée, comme pour ne pas faire redondance avec le nom imprimé. Ces premières dédicaces sont souvent laconiques, réduites à l’expression : « hommage de l’auteur » et sans mention systématique du dédicataire.
Mais les envois se sont vite affermis. Prenant rapidement de l’ampleur et de la consistance, ils migrent naturellement et presque simultanément sur la page de faux-titre, première page de texte imprimé, mais suffisamment blanche pour laisser à ce marginalia d’exception un espace d’expression à la mesure de sa valeur symbolique. Car le don d’une œuvre originale avant qu’elle soit soumise au regard public, la dédicace nominative et la signature de l’auteur, renouent avec la tradition du manuscrit, explicitement adressé à un lecteur et assumé pleinement par le sceau autographe de l’auteur. Ce marginalia est de ceux qui transforment l’œuvre multiple en œuvre unique. Lorsque George Sand offre à François Rollinat son Histoire de ma vie, dans laquelle elle a composé un des plus beaux chapitres sur l’amitié de la littérature française, précisément au sujet de leur relation, sa dédicace laconique « à mon ami Rollinat » n’est pas le simple partage d’une œuvre magistrale, c’est le don même de cette amitié. Et ce simple « mon ami » tisse un lien intime et discret avec la lumineuse prose de Sand : « Notre amitié, c’est l’infini. Tout le reste c’est le temps, la terre, et la vie humaine ». Par la multiplicité même de l’objet livre, cette amitié privée devient une déclaration au monde, et l’exemplaire offert, son origine. Et, sur cette page de faux-titre, la dédicace manuscrite devient le reflet sublimé du titre imprimé : « à mon ami Rollinat, George Sand. / Histoire de ma vie ».
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L’auteur, pour ses marges, choisit donc la page la plus inutile de l’œuvre imprimée et lui donne une autorité nouvelle qui régit, pour cet exemplaire au moins, l’ensemble de la lecture. Il induit que l’œuvre qui suit est à lire sous l’égide de ce don particulier et des relations qui l’unit à ce dédicataire, qu’il soit l’influent critique qui commentera demain l’œuvre dans son entrefilet (« à Maurice Blanchot, Albert Camus »), le juge littéraire qui peut faire naitre le succès (Ainsi Proust adresse-t-il son Swann cet « Hommage de l'auteur à monsieur Lucien Descaves », influent juré du Goncourt), la muse qui inspire l’œuvre (comme cette dédicace de Hugo à Juliette Drouet, son amante et complice de quarante années « à Madame Juju signé Monsieur Toto »), l’ami-banquier dont le poète n’attend pas que des compliments (« À Tenré, en souvenir de bonne camaraderie, Baudelaire » sur l’édition originale des Fleurs du mal)…
Albert CAMUS
L'été (exemplaire offert à Maurice Blanchot)
Gallimard, Paris 1954
Marcel PROUST
A la recherche du temps perdu (exemplaire offert à Lucien Descaves)
Grasset & Nrf, Paris 1913-1927
Victor HUGO
Théâtre de Victor Hugo (exemplaire offert à Juliette Drouet)
Michel Levy Frères, Paris 1847
Charles BAUDELAIRE
Les Fleurs du mal (exemplaire offert à Ludovic Tenré)
Poulet-Malassis & De Broise, Paris 1857
Par une convention tacite et jamais formulée, les auteurs ont presque unanimement choisi cette page pour leur marginalia.
Parmi les rares rétifs à cette implicite tradition, Marcel Proust, lui, réalise généralement ses envois sur la page de garde. Or la page de garde de son Swann, publié à compte d’auteur et à moindre frais, est un papier pelure de très mauvaise qualité, ce qui laisse à chacun le soin d’interpréter la signification d’une dédicace d’auteur sur ce fragile support.
Devenu étranger à lui-même comme à Marcel, son narrateur, Proust signe aux portes de son monument littéraire sans y pénétrer, déjà lecteur de sa propre œuvre, il peut même parfois composer sur cette page immaculée une nouvelle œuvre, à laquelle, comble de modestie, il invente une autre paternité. Ainsi de cette longue page de dédicace à Jean Béraud, sur son tout premier ouvrage, Les Plaisirs et les jours, où il déguise une théorie de l’art très personnelle en « extrait d’un vieux livre d'esthétique ».
Marcel PROUST
Les plaisirs et les jours (exemplaire offert à Jean Béraud)
Calmann Lévy, Paris 1896
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Espace de lecteur, donc, mais surtout espace d’écriture, n’en déplaise aux libraires qui aimeraient parfois effacer ses intempestives interventions encrées, lorsqu’elles n’« apportent » rien à l’histoire de l’œuvre (et plus prosaïquement qu’elles déprécient sa valeur…).
Car sur ces marges, le lecteur partage ici bien plus qu’une identité. On retrouve par exemple des éléments bibliographiques qu’on aurait tort de croire objectifs.
Ces marginalias sont surtout une mine d’information sur les conditions de réception de l’œuvre. Ils révèlent le lecteur et non l’auteur :
Ses centres d’intérêt (« condamné à mort le 24 mars 1794 » sur un livre de Cloots).
Ses réfutations (comme ce lecteur qui rectifie les a priori de Montesquieu sur les peuples du nord et du Sud : « plus courageux, non »)
Son niveau d’érudition bibliophilique (la note de S. de Guaita, qui fait office d’ex-libris de son exemplaire du « Traicté des chiffres » est devenu la principale source bibliographique de cet ouvrage de Vigenere)
Sa relation avec l’ouvrage (« voir ma note sur lui… »)
Ou avec son prix (« la ligatura costa 1 lira 10 solidi »)
Ses pudeurs (gravures de nudités - mais également mentions textuelles - caviardées)
Son appréciation (« Mauvais livre, qui mérite les honneurs du feu »)
Et bien sûr son avis de lecteur (comme cette Cambronnienne appréciation signée de Desnos sur le livre respectueusement offert par Aurel : « MERDE Robert Desnos »).
Mais on peut également trouver des inscriptions totalement étrangères au livre devenu carnet de notes.
Ludvig Baron de HOLBERG
Voyage de Nicolas Klimius dans le monde souterrain. (exemplaire de Stanislas de Guaïta)
Chez Frid. Chretien Pelt., à Copenhague et à Lipsic 1753
Scévole de SAINTE-MARTHE
Les Œuvres de Scevole de Sainte Marthe (exemplaire aux armes de Hesselin)
par Mamert Patisson au logis de Robert Estienne., à Paris 1589
Jean de LERY
Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, dite Amérique
Pour Jean Vignon, à Genève 1611
Judah ABRAVANEL (dit Léon l'Hébreu)
Philosophie d'amour de M. Léon Hébreu
Guillaume Rouillé, Lyon 1551
J’ai oublié le titre de celui-ci (un mauvais livre sans doute)
AUREL
Rodin devant la femme (exemplaire offert à Robert Desnos)
Maison du livre, Paris 1919
Guillaume PEPIN
Rosarium aureum mysticum nuper etitum [Suivi de] De secretis secretorum nuncupatum
Apud Joannem Parvum, Paris 1525
Et puis il y a l’écriture blanche, le silence éloquent du lecteur. Il se traduit dans cet exemplaire offert par l’auteur par des pages à moitié non coupées (preuve de la lassitude du lecteur). Dans cet autre, au contraire, la reliure somptueuse commandée par le collectionneur fait écho à sa considération. Mais, sans doute, l’état déplorable de ce troisième procède-t-il de la même passion. Livre de chevet, de voyage, de balade, de travail, précieuse relique emportée en tout lieu, les livres aimés portent la marque de leur histoire.
Volume gauchi par les lectures, pages cornées, ronds de café ou de vin, traces de peinture, soulignements, croix, ponctuations exclamatives ou interrogatives, autant de signes muets qui témoignent de la présence active du lecteur, de la possession non seulement du livre, mais de l’œuvre. Qu’il prenne un soin maniaque de l’objet ou qu’il le martyrise sans ménagement, le véritable lecteur s’approprie l’œuvre par une transformation subtile de l’objet livre.
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Sacralisé ou apprivoisé, le livre porte les traces de son lecteur, mais l’encre versée sur le lieu du sacre opère sur l’exemplaire une transsubstantiation que l’on aurait tort d’attribuer au livre imprimé avant cet acte, bien plus sacrement que sacrilège.
Car imprimer est un pur acte technique, qui n’implique aucun jugement de l’œuvre, aucune rencontre entre un désir de dire et une attente de lire. Si l’on omet l’éditeur (qui est tout de même un premier lecteur et pas des moindres puisqu’il investit argent, réputation, et parfois même sa vie au service de l’écrit qu’il imprime, mais c’est une autre histoire), le livre imprimé est comme le pantin de Collodi, un bel objet d’artisanat, sans vie. Au sortir de la presse, l’auteur, comme Gepetto, ne peut que prier pour que son œuvre prenne vie.
Mais lorsqu’un lecteur touche de sa baguette encrée l’œuvre qui s’ouvre à lui, la magie opère et la rencontre a lieu. Ce geste particulier, c’est l’adoubement du poète, la reconnaissance du pair, la bénédiction laïque du lecteur anonyme. Ce marginalia est le signe de notre communauté, celle de l’écrit, qui fait de l’œuvre notre œuvre et le lieu de partage de notre humanité.
Divagation de libraire ? Qu’en est-il donc d’Internet, ce nouveau média, parfait héritier de la grande histoire de la diffusion du savoir initiée par Gutenberg ? Le voici qui réinvente le marginalia. En pied de chaque intervention, savante ou vulgaire, documentée ou inventée, chaque lecteur peut apposer son appréciation sur le texte ou sur l’appréciation précédente ou sur tout autre sujet qui lui plaira, jusqu’au célèbre point Godwin. Et comment nomme-t-on ce discours sur le discours qui peuple la toile ? Le « commentaire ».