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Autographe, Edition Originale
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Louis ARAGON
"L'homme libre que je suis" : Manuscrit original d'une Chronique de la pluie et du beau temps
s.d. (1948), 21x30cm, 8 pages et demi sur 9 feuillets.
"La Nation qui me paraît aujourd'hui encore être le groupe le plus étendu qui puisse se porter garant d'une vérité [...] la radio peut et doit transmettre à son public la vérité nationale [...]
‘Qu'entendez-vous concrètement par vérité nationale ?' Me demande-t-il, comme il m'aurait sûrement demandé : qu'entendez-vous en disant qu'il fait grand jour en plein midi ? si je l'avais dit. C'est là le mécanisme des interviews. J'ai donc pris deux exemples concrets, pour expliquer à quoi sert le maniement des abstractions. Deux cas récents où j'ai eu à me mesurer avec deux monstres abstraits : la liberté et l'amitié.
La liberté d'abord. On sait comment les pires ennemis de la liberté font usage d'un livre qui s'appelle : J'ai choisi la liberté, donnant le bénéfice d'un préjugé favorable de ce mot à tous ceux qui trahissent leur pays, quand c'est pour choisir le système capitaliste [...]
[...] Une revue qui s'édite à Montréal m'avait récemment écrit pour me demander ma collaboration. Son directeur littéraire faisait appel à l'homme libre (l'italique est sienne) que je suis. Cette façon de distinguer par la typographie en moi la possibilité d'être parfois un homme libre, parfois non, m'avait un peu inquiété. J'ai voulu voir sa revue [...] Mon Dieu, le fait que ce numéro s'ouvre par un texte de M. de Montherlant, me laisse libre de ne pas parler du contexte. On sait, et j'imagine que M. Victor Barbeau, de Montréal, n'ignore pas que M. de Montherlant est sur la liste des écrivains avec lesquels les membres du Comité National des Ecrivains se refusent à collaborer. Ce qui doit sans doute m'expliquer pourquoi M. Barbeau s'adresse en moi à l'homme libre : c'est-à-dire un personnage entièrement distinct de celui qui est membre du CNE, qui est pense-t-il, prisonnier du CNE, prisonnier de la parole donnée, prisonnier de son dégoût pour les collaborateurs de l'ennemi. […] Il avait, n'est-ce-pas, fait de même appel à l'homme libre en M. de Montherlant avec un plein succès. Le texte de cet homme libre est de 1944, de février 1944. […] Et comme c'est un homme libre, il ne contient aucune mention de la présence des Allemands en France […] En janvier 1944, il y avait des femmes qui mouraient dans les queues à Paris, dès avant le jour attendant l'improbable ravitaillement indispensable à leurs petits. En janvier 44, on n'avait guère de sous à donner à ses enfants. Je ne sais si la description fort vraisemblable de M. de Montherlant décrit un spectacle relevant de la vérité intégrale, mais l'homme libre qui est en moi éprouve à lire la petite histoire qui fait aujourd'hui les beaux jours littéraires de Montréal un dégoût assez prononcé pour son auteur. […] la liberté pour moi n'étant pas la liberté de trahir, moi qui ne me sentais pas plus à mon aise avec les Fritz aux Champs-Elysées qu'avec les miliciens à Valence (Drôme), je tiens pour le fait même de ma liberté le respect de la loi du CNE, et le refus de laisser imprimer mon nom où le nom de M. Montherlant s'imprime librement.
[…]
Pour l'amitié… c'est une revue de Bordeaux cette fois […] qui me demande avec insistance ma collaboration au nom de ce monstre doucereux. Elle s'appelle Les Cahiers de l'Amitié […] je suis tout prêt au moins au moins à considérer avec intérêt leur entreprise, si je ne remarque pas immédiatement, que pour gagner ma sympathie on m'a d'abord engagé à accepter des oppositions dont je n'ai pas choisi les termes : car est-ce à la croix qu'il faut opposer la faucille ? au marxisme le christianisme ? et qui ne voit que ce faisant on escamote un terme, sans doute démodé, qui pourrait aussi bien s'opposer au christianisme qu'au marxisme, le fascisme puisqu'il faut l'appeler par son nom ? Enfin malgré ce que cet oubli d'un terme courant pouvait avoir d'étrange, et cacher d'arrière pensées, j'ai ouvert avec sympathie cette revue qui me considérait comme l'un des éléments de l'amitié entre Français. […] Mais à côté d'eux je trouve les directeurs de Paroles françaises et de L'Europe, et un M. Lagor dont je ne connais qu'un article où il dit : ‘Les hommes qui, de 1940 à 1944 ont suivi le Maréchal Pétain pour le meilleur et pour le pire n'ont pas conscience d'avoir trahi… […] [il] était en 1940 notre chef temporel légitime…' Tirons l'échelle : l'article, conjoint à ceux de ces Messieurs de l'Europe et de Paroles françaises, pour l'Amitié, s'appelle : Les Persécutés Politiques ne plaident pas [biffé plusieurs fois] : il accusent… Cela suffit, je suppose, à expliquer que je refuse de m'enrôler dans les « Equipes d'amitié » que la revue qui le publie cherche si anxieusement à constituer […]
Mon interviewer, pour revenir à lui, était gêné par quelque chose […] Comment, me dit-il, vous qui êtes poète, romancier, c'est-à-dire, qui vous adressez à tous, pouvez-vous vous enfermer dans les frontières d'un pays ? Je lui rappelai la phrase de Jaurès (un peu d'internationalisme détourne de la patrie, beaucoup y ramène) […] Mais pensant nationalement, et exerçant mon activité dans le cadre national, s'efforçant à l'échelle de la nation de promouvoir les choses dans le sens du progrès humain, chacun de nous très naturellement considère, en France ou en Angleterre, que le fait que se forment dans son pays, dans le sport, la poésie ou la science, les meilleurs hommes, est le sanctionnèrent de cet effort national vers le progrès, et s'en réjouit. Là-dessus, on crie au nationalisme. La peur des mots est plus mauvaise conseillère encore que la peur des coups. Il y a un nationalisme qui est juste et sain: c'est celui qui anime l'émulation entre les nations pour le bien, le développement, le progrès des hommes. Il est vrai que ces sentiments naturels qui se forment dans le cœur des hommes qui aiment leur patrie et se réjouissent des succès de leur nation, ont été jadis utilisés pour légitimer des entreprises dont la nation même fait les terribles frais. Le fameux nuage qui entoure l'origine des guerres est d'abord un nuage de mots, et les têtes des hommes de 1914 furent partout noyées dans les nuages du nationalisme. [...] Le fascisme a été cette nouvelle entreprise de perversion des mots. La race par ses soins était opposée à la nation. Aujourd'hui parler de la France, c'est être étroitement nationaliste : je me suis laissé dire à plusieurs reprises quand on avait eu l'imprudence de m'introduire dans la Commission Nationale française de l'UNESCO. La France doit être surmontée. L'Europe, première étape du Monde, voilà un idéal qui n'est pas nationaliste. […]
Il n'y a qu'un moyen de s'y reconnaître : c'est de faire confiance aux mots quand ils sont employés pour la paix, et de leur refuser cette confiance quand ils le sont pour la guerre. Quand on nous parle d'amitié, de liberté, de vérité, de nation, d'Europe ou d'internationalisme, demandons nous qui nous en parle, et quels sont ses actes [...]"
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