Précieuse lettre autographe manuscrite d'Ivan Tourgueniev, en allemand, datée et signée, adressée à Mme [Betty] Paoli. Rédigée à l'encre noire sur papier vergé au chiffre de l'auteur et à l'adresse 50 rue de Douai. Tourgueniev y parle de son œuvre théâtrale et la soumet à la critique de Mme Paoli, qu'il tient en haute estime.
Betty Paoli était le pseudonyme de Barbara Elisabeth Babette Glück, poète, journaliste et traductrice des œuvres de Tourgueniev, Pouchkine, et Banville entre autres. Elle emprunta son surnom à Pasquale de Paoli, figure emblématique de la cause indépendantiste corse.
Sans cesse en voyage à travers l'Europe à la suite de sa mère, Paoli cultiva dès l'enfance son don pour les langues et la littérature. Elle devint rapidement indépendante, et gagna sa vie en tant que dame de compagnie et grâce à ses articles, traductions et poèmes - inspirés des romantiques Lenau et Byron - qui rencontrèrent un grand succès. Elle fit partie d'un cercle restreint et influent de femmes de lettres viennoises qui ont instillé dans leurs écrits les premières ébauches d'une pensée féministe et socialement engagée. Amie de George Sand avec qui elle entretient une longue correspondance, elle fut surnommée par les journaux « la Sand autrichienne » - elles choisirent toutes deux des pseudonymes aux accents politiques et nationalistes, le nom de Sand évoquant entre autres l'étudiant pangermaniste bavarois, assassin d'August von Kotzebue, et Paoli, incarnant l'éveil à l'identité nationale corse.
Tourgueniev lui écrit depuis la rue de Douai où il occupe le 2e étage d'un hôtel particulier appartenant au couple Viardot. Il rencontra vraisemblablement Betty Paoli en 1855 par l'intermédiaire du poète viennois Mauritz Hartmann, durant un séjour à Baden-Baden. Hartmann et Paoli, tous deux écrivant pour la Neue Freie Presse, ont traduit du russe les œuvres de Tourgeniev et entretiennent une correspondance fournie avec l'écrivain. Ivan Tourgueniev répond ici à une lettre de Paoli, qui le questionnait sur son œuvre théâtrale. Il exprime très librement ses doutes vis-à-vis de ses écrits et de sa « dramatische Befähigung » (son aptitude dramatique) : « En réalité, j'ai dès le début de ma carrière d'auteur écrit des pièces [...], mais je me suis très tôt convaincu qu'il n'y avait pas en moi l'étoffe du poète dramatique [...] » (voir plus bas la transcription du texte dans sa langue originale). Il admet d'ailleurs humblement que ses pièces « n'ont rencontré aucun succès ». Tourgueniev parle dans la lettre de lui soumettre les Scènes de la Vie russe, sa dernière création, un mélange hétéroclite de nouvelles et d'ébauches de pièces théâtrales. L'écrivain a rédigé huit pièces de théâtre et cinq inachevées entre 1843 et 1852, qui prennent toutes place en Russie. Très sévère envers lui-même et envers la qualité de ses écrits, il est déjà certain de la réponse qu'allait donner Betty Paoli : « Vous partagerez très vraisemblablement mon opinion au sujet de mes aptitudes dramatiques. »
Pourtant, la réception de cet ouvrage fut loin d'être aussi négative que l'auteur le laisse paraître. Lorsque Tourgueniev offrit à Gustave Flaubert un exemplaire du recueil, ce dernier s'empressa de lui écrire : « Vos Scènes de la vie russe me donnent envie d'être secoué en télègue au milieu des champs couverts de neige, en entendant des loups aboyer. Il s'exhale de vos œuvres un parfum âcre et doux, une tristesse charmante, qui me pénètre jusqu'au fond de l'âme. Quel art vous avez ! ». Cette magnifique critique n'empêcha pas Tourgueniev de créer le « Groupe des Cinq » ou « Groupe des auteurs sifflés », qui rassemblait des auteurs incapables de convertir au théâtre leurs succès littéraires. Le groupe comprenait, outre Tourgueniev, Flaubert, Daudet, Edmond de Goncourt et Zola.
Beau témoignage de l'âme mélancolique de Tourgueniev, qui doute de ses talents littéraires et s'en remet au jugement de Betty Paoli.
« Sonnabend, d. 2 Feb 78.
Verehrte Frau Paoli !
Ich beeile mich auf Ihren liebenswürdigen Brief zu antworten. Allerdings habe ich ganz im Anfang meines schriftstellerischen Tätigkeit Stücke geschrieben (die Letzte ist vom Jahre 1851) bin aber sehr bald zu der Überzeugung gekommen, dass in mir kein Stoff zur dramatischer Dichter war. Da mich die Entwicklung der Charaktere interessierte und nicht ihr Zusammenstoß. Auch haben meine Stücke keinen Erfolg gehabt. Da sie aber so freundliches Interesse für meine Sachen zeugen, so erlaube ich mir Ihnen meine « Scènes de la Vie Russe » zuzuschiken, wo Sie zwei Stücke finden werden - eine zweiaktige Komödie und eine Komödie in einem Akt ; letztere ist gar nicht für die Bühne berechnet. Höchst wahrscheinlich werden Sie meine Ansicht über meine dramatische Befähigung teilen.
Es hat mich sehr gefreut von Ihnen wieder etwas zu hören ; ich hoffe, dass es Ihnen wohl ergeht und bitte für die Versicherung meinen Hochachtung zu empfangen.
Ihr Ergebenster,
Iwan Turgenjew »
« Samedi, 2 février 78
Chère Madame Paoli !
Je m'empresse de répondre à votre aimable lettre. En réalité, j'ai dès le début de ma carrière d'auteur écrit des pièces (la dernière en 1851), mais je me suis très tôt convaincu qu'il n'y avait pas en moi l'étoffe du poète dramatique, car seule l'évolution des personnages m'intéressait, et non leurs conflits. En outre mes pièces n'ont rencontré aucun succès. Mais comme vous avez montré un intérêt si amical pour mes affaires, je me permets de vous faire parvenir mes "Scènes de la Vie russe" [en français], où vous trouverez deux pièces - une comédie en deux actes et une en un acte. La dernière n'est même pas prévue pour la scène.
Vous partagerez très vraisemblablement mon opinion au sujet de mes aptitudes dramatiques.
Cela m'a fait très plaisir d'avoir à nouveau de vos nouvelles ; j'espère que vous vous portez bien et vous prie de recevoir l'assurance de ma plus haute estime.
Votre dévoué
Ivan Tourgueniev »