Poème autographe intitulé "Pour elle", dédié et offert à Kérimé. Une demi-page rédigée à l'encre noire sur un feuillet à en-tête du Péra-Palace & Summer-Palace de Constantinople, soit un total de 32 vers en alexandrins.Le poème a été publié sous le titre "Elle demeure en son palais..." dans
Flambeaux éteints (Edward Sansot & Cie, 1907). Cette première version manuscrite comporte plusieurs variantes avec le texte imprimé. Certains vers ont même totalement été abandonnés :
"Elle est indifférente, à l'égal d'une fleur / Dont la fureur ressemble aux cris du désespoir / Qu'ombragent les cyprès des morts d'Orient"
Elle habite un palais serein, près du Bosphore,
Où la lune s'étend comme en un lit nacré...
Sa bouche est interdite et son corps est sacré
Et nul amant, sauf moi, n'osa l'étreindre encore.
Des nègres cauteleux la servent, à genoux...
Ils sont humbles, avec des regards de menace,
Fugitifs à l'égal d'un éclair roux qui passe,
Leur sourire est très blanc : ils sont traîtres et doux.
[...]
J'entre le palais baigné par l'eau charmant...
Où l'ombre est fraîche, où le silence est infini,
Où, sur les tapis doux plus qu'un herbage uni,
Glisse légèrement le pas de mon amante.
Ma sultane aux yeux noirs m'attend, comme autrefois....
Des jasmins enlaceurs voilent les jalousies...
J'admire, en l'admirant, ses parures choisies,
Et mon âme s'accroche aux bagues de ses doigts.
Nos caresses ont de cruels enthousiasmes,
Dont la fureur ressemble aux cris du désespoir...
Plus tard, une douceur tombe, comme le soir,
Et ce sont des baisers de sœur, après les spasmes...
Elle redresse un pli de sa robe, en riant...
Et j'évoque son corps souple, dont je suis fière,
Auprès du mien, dans un inégal cimetière
Qu'ombragent les cyprès des morts d'Orient.
Considérée comme une oeuvre littéraire à part entière, l'importante correspondance de Renée Vivien à Kérimé est parsemée de très rares poèmes qui subliment toute la passion amoureuse de la poétesse pour sa muse orientale.
« Au printemps 1904, Vivien reçut une lettre inattendue. Une mystérieuse jeune femme turque, habitant Constantinople et qui signait Kérimé Turkhan-Pacha, lui parlait avec enthousiasme d'un livre d'elle qu'elle venait de lire. [...] Intriguée en même temps que flattée, Vivien répondit à l'inconnue [...] Cette lettre allait être suivie de plus d'une centaine d'autres et de dizaines de cartes postales à Kérimé Turkhan-Pacha. [...] Lorsque, pendant l'été 1905, Vivien fera en compagnie de Natalie Barney un pèlerinage à Lesbos, elle tiendra absolument à s'arrêter à Constantinople pour faire la connaissance de la romanesque (ainsi se l'imaginait-elle) Kérimé. Elle la reverra à plusieurs reprises, toujours à Constantinople, et leur correspondance se poursuivra jusqu'en 1908. Née en 1876, Kérimé Turkhan-Pacha appartenait à la haute société de Constantinople. Très cultivée, élevée à la française, elle brillait dans les salons de la capitale ottomane. Elle s'y distinguait par une réelle beauté [...]. Cette séduisante créature, que Vivien devait s'imaginer alanguie sur des coussins dans l'ombre d'un harem du Bosphore, avait épousé vers 1900 un Turc bien plus âgé qu'elle, Turkhan-Pacha. [...] Devenue veuve, Kérimé vécut à Paris, où elle aura l'occasion de fréquenter Natalie Barney, puis mourut à Athènes en 1948. Mondaine et fort belle, [...] Kérimé appartenait à l'élite turque [...] dont les femmes commençaient à changer de mentalité. Tout comme
les Désenchantées de Loti [...] Kérimé supportait difficilement les anciens usages de son pays. « J'étais très jeune et j'étais cloîtrée et n'aspirais qu'à mordre à tous les fruits défendus », avouera-t-elle à Le Dantec. [...] Kérimé représentait pour Vivien le mirage de l'Orient, qui avait déjà fasciné tout le XIXe siècle : Chateaubriand, Delacroix, Nerval, Flaubert, Loti, Barrès... [Le] romantisme turc imprégnait alors la littérature française. Jean Lorrain avait publié en 1898
La Dame turque (autre femme de pacha...) et Loti allait, en 1906, publier son fameux roman
Les Désenchantées. » (J.-P. Goujon,
Tes blessures sont plus douces que leurs caresses)
Cette superbe élégie à sa
"sultane du Bosphore" reprend tous les éléments de cette mythologie esthétique dans une superbe réappropriation sapphique des langueurs et de la sensualité de l'Orient fantasmé.
D'une insigne rareté, les manuscrits à ses amantes de cette icone du lesbianisme moderne sont absents de la plupart des collections publiques, à l'exception notable du fonds Jacques Doucet, qui possède neuf poèmes de Vivien à Natalie Clifford Barney.
Seuls quatre poèmesmanuscrits à Kérimé sont connus à ce jour.
Provenance : Kérimé Turkhan-Pacha.