Lettre autographe signée de René Maran adressée à Henri Devaux. Deux pages rédigées à l'encre bleue des deux côtés d'un feuillet de papier quadrillé. Enveloppe jointe. Pliures transversales inhérentes à l'envoi.
En voici le texte :
"Monsieur,
Vous ne saurez jamais à quel point votre lettre m'a touché. Je vis depuis longtemps à part, ne me préoccupant guère que de remplir le rôle que je me suis fixé. Car je crois au rôle social de l'écrivain. Ne me tenez pas rigueur d'y croire. Si j'écris encore, mais de plus en plus rarement, c'est parce que j'y crois toujours.
Ma modestie fière, ma passion de la vérité, quelle qu'elle soit, de la liberté et de la justice, mon mépris de la politicaillerie stérile, le peu de goût que j'ai de voir nos compatriotes perdre leur temps à se disputer, et surtout la couleur de mon teint font qu'on a fini par me considérer un peu partout comme un écrivain indésirable.
Il n'est pas jusqu'à l'unité de mon œuvre qui semble déplaisante à mes pairs. On me reproche en quelque sorte, d'avoir, dès mes premiers romans, apporté du nouveau dans les lettres françaises. On n'a pas voulu voir, d'autre part, tout ce que représentait de courage et de foi dans les destinées de la France le Brazza et Les Pionniers de l'Empire que j'ai écrits en pleine occupation.
Je les ai écrits en pleine occupation pour deux raisons. La première pour montrer aux jeunes Français de ce temps-là qu'ils avaient eu de très grands ancêtres et qu'il leur fallait s'appliquer à être dignes d'eux. La seconde pour montrer aux Allemands que l'homme de couleur que je suis avait le droit de montrer à ses compatriotes blancs la voie à suivre.
On ne m'a pas compris. Il se peut, pour être plus exact, qu'on n'ait pas voulu me comprendre. Un nègre, donner des leçons à des Européens ! Inadmissible, n'est-ce pas ? On m'a alors enterré vivant, en plein Paris. Et comme je ne fais partie d'aucun jury, comme one ne me voit jamais ni dans les cafés ni dans les salons littéraires, comme je m'abstiens, par dignité, de dédicacer mes ouvrages en série, comme je fuis les honneurs, comme je ne fais pas de politique, comme je méprise les manifestations publicitaires, tout a été dit.
De là vient que votre lettre d'aujourd'hui m'a fait plaisir. On commence à comprendre ce que j'ai tenté de faire. Merci de me l'avoir écrit, avec tant de gentillesse et de spontanéité. Vous m'avez réconforté, rajeuni. Mille fois merci !
Venez me voir mercredi prochain, à 14h30, dans mon petit chez moi. Permettez-moi de vous adresser, d'ores et déjà, une prière. Pas de grands mots, avec moi. Je suis la simplicité même. Je suis d'ailleurs persuadé que vous vous en rendrez compte tout de suite. Notre conversation n'en sera que plus cordiale.
Bien sympathiquement vôtre, René Maran"
Tout est dit !