Réunion unique de deux précieuses et longues lettres autographes signées d'Henry James à Paul Bourget, rédigées à l'encre noire dans une calligraphie élancée.
La première lettre, absente de l'édition Henry James, Letters par son biographe Léon Edel est probablement restée inédite à ce jour, bien qu'Edel en ait semble-t-il eu connaissance en partie puisqu'il en cite un passage dans Henry James, Une vie.
Rare et signifiante correspondance d'un des écrivains les plus secrets qui, au cours d'une crise de dépression, brûla un grand nombre de ses lettres et carnets de notes.
Considéré comme le maitre de l'ambiguïté, Henry James ne laissa à ses biographes que peu d'éléments sur sa vie affective et ses motivations intellectuelles. Pourtant, dans ces deux lettres libérées de toute convention sociale, l'écrivain expose ses sentiments avec une honnêteté déconcertante et révèle, par la virulence de sa prose, l'importance que revêt, à ses yeux, cette critique des choix esthétiques de son ami. Plus encore, elles témoignent de sa relation ambigüe à la sexualité qu'il n'a presque jamais aussi crument évoqué que dans cette double missive : « des animaux avec lesquels j'ai bien de commun ce membre (...) mais pas l'importance exclusive qu'ils y attachent »
James aime et admire profondément la France, comme il le rappelle au début de sa première lettre : « vous avez beau me décrire la noirceur de la situation à Paris (...) je ne vous tiens pas moins pour un heureux mortel, car toutes ces belles incertitudes n'empêchent pas que ce scandaleux Paris ne soit encore l'endroit où le roman fleurit le plus - fleurit d'une façon qui nous fait avoir l'eau à la bouche. ». Pourtant, malgré son profond désir de s'intégrer au milieu littéraire français, il ne réussit jamais à lier de solides amitiés à l'exception notable de Paul Bourget avec lequel James partage, pendant de longues années, une très grande complicité intellectuelle : « L'esprit de Bourget est, dans la solitude où je vis, (...) une oasis verdoyante plantée dans le désert de la conversation ». Les deux amis ne perdront pas une occasion de passer de long séjours ensemble en France, en Angleterre ou en Italie où Bourget, offrira à james la trame d'une nouvelle, une vie à Londres.
En 1888, Bourget n'est pas encore l'écrivain populaire qu'il deviendra quelques années plus tard et la critique de James est, pour le français qui se considère comme son disciple, d'une grande importance. L'amitié et la civilité eussent sans doute du conduire James à plus de bienveillance envers Bourget, mais la verte correction qu'il impose à son lecteur s'avère bien plus qu'une simple critique du roman certes médiocre de son ami. A travers Bourget, James condamne la « décadence littéraire » française et la trahison de l'héritage Balzacien dont l'écrivain américain se réclame. Déjà présent en filigrane dans ses romans L'Américain et Les Européens, la douleur de l'idylle manquée entre James et la France, retentit dans cette profession de foi et de cœur du plus français des américains.
Dans cette fondamentale correspondance sur l'art du roman, l'écrivain prend donc sa part d'un débat très parisien autour des dernières orientations littéraires, entre symbolisme et décadence du naturalisme. Mensonges, le roman de Paul Bourget paru fin 1887 se trouve ici vertement critiqué, mais à travers la mise en cause de cet ouvrage représentatif d'un style et d'une époque, se révèle surtout une nouvelle conception du roman et de l'écriture en général.
Trois ans après la parution des Poètes maudits de Paul Verlaine, le thème de la confrontation entre l'artiste et le monde extérieur est à la mode ; James l'abordera deux ans plus tard dans la Muse tragique. C'est dans ce contexte que Bourget, qui se targuait de faire de la psychologie au scalpel, selon sa propre expression, s'essaya au récit des mésaventures d'un jeune poète faisant ses premiers pas dans l'adultère. Mais son ami Henry James n'y trouve rien qui lui convienne : « ...à vous dire la brutale vérité, je n'aime absolument pas cet ouvrage ». Il juge « vains et erronés le point de vue, le ton, le fond et la forme » et s'offusque surtout de la futilité avec laquelle son correspondant s'emploie à un « érotisme à outrance... En somme tout cela est si loin d'être la vie telle que je la sens, que je la vois, que je la connais ou que je la pense connaître, et si loin d'être les êtres que je fréquente, que je reconnais, dont je proviens et qui composent pour moi l'étoffe et le contact humains, que l'action de votre roman me fait l'effet de se mouvoir dans quelque cage immonde de ménagerie... » Comme le note le biographe de James, citant des extraits de ces lettres « semblable franchise n'était possible qu'entre amis » !
Mais l'intérêt exceptionnel de ces documents se situe dans les revendications littéraires qui s'y manifestent à contrario : en s'appuyant sur l'exemple négatif de l'ouvrage de Bourget et en le renversant, ce sont surtout les propres vues d'Henry James qui transparaissent. Le refus des détails privés, ce petit côté jugé pauvre et sans intérêt se comprend aussi bien par l'exigence de tact et de bon goût que par celle, plus profonde, d'une analyse ouverte, non bornée. La volonté de séparer l'action de la réflexion, de s'éloigner de cette mauvaise plaisanterie de la fausse subjectivité prétendument psychologique va de pair avec l'exigence d'une exposition délicate. La finesse des écrits de James se retrouve autant dans les fins qu'il vise que dans les moyens mis en œuvre. Il n'y a pas là de bégueulerie hypocrite comme l'assure James ; et au-delà de l'outrance que déploie Bourget, c'est son objectif moralisateur qui se voit ici réfuté. Car cette conception presque utilitaire du roman est tout le contraire de la tentative de compréhension des phénomènes à laquelle James s'emploie. Preuve en est, s'il en fallait, dans l'essai d'introduction à l'œuvre de Maupassant qu'il fait paraître la même année et dans lequel il poursuit cette réflexion, trouvant chez ce dernier, quoique sous une forme bien différente, cette même ambition subtile d'intelligence du monde. En 2007, lors d'un colloque sur « la Vie parisienne », l'universitaire américain Peter Brooks (Yale University) s'est longuement attardé, dans une pertinente intervention ayant pour thème L'envers du roman français selon Henry James, à cet épisode crucial et symptomatique des échanges de ce dernier avec Bourget. Commentant le second de ces courriers (le seul à vrai dire auquel il eut alors accès) Brooks conclue notamment : « Je suis loin d'être certain de la manière dont il faut interpréter cette lettre, lettre privée bien entendu, mais qui semble être un morceau de critique littéraire qui lui tient à cœur. C'est peut-être le seul texte où James évoque l'acte sexuel en tant que tel, dont il réclame, semble-t-il, une expérience personnelle. Ce qu'il semble reprocher à Bourget, c'est surtout l'idée que l'on peut en parler à découvert, qu'il est légitime d'y « patauger » intellectuellement. Est-ce simple pudeur anglo-saxonne ? En partie oui, sans doute, mais je crois que toute sa conception du roman entre en jeu ici... ». C'est tout dire sur l'importance capitale de ces deux documents d'anthologie.
Nous remercions M. Pierre E. Richard pour l'aide précieuse apportée à cette notice.
Symbiose des grandes obsessions de l'écrivain, ces lettres révèlent tout à la fois la relation complexe d'admiration-déception que James entretint toute sa vie avec le milieu littéraire français et son rapport ambigu à l'amour et au sexe dont témoigne sa violente diatribe contre l'expression de la sexualité dans le roman de Bourget.