1re Exposition (du 19 mars au 5 décembre 1916) Kisling, Matisse, Modigliani, Ortiz de Zarate, Picasso, Sculptures nègres.
Très rare catalogue original de la première exposition française d'« Art nègre » considéré selon des critères esthétiques et non ethnographique.
Après le concert de Debussy puis celui de Satie et Ravel, en avril 1916, cette première exposition artistique de l'atelier parisien "Lyre et Palette" présente 35 œuvres des peintres Picasso, Modigliani, Kisling, Ortiz de Zarate et 25 « sculptures Nègres ». Elle est animée au piano par Erik Satie, en l'honneur duquel le catalogue est enrichi de deux poèmes originaux de Cendrars et Cocteau célébrant la modernité du compositeur. Mais c'est surtout grâce à la notice, véritable manifeste - anonyme, mais attribué à Apollinaire - en faveur de « l'Art nègre », que cette exposition deviendra un événement majeur de l'histoire de l'Art Moderne.
Bel exemplaire malgré une trace de pliure horizontale au milieu du catalogue.
Rarissime.
Grâce au musée du Trocadéro et à quelques expositions privées d'œuvres exotiques, les parisiens ne sont pas étrangers aux arts des colonies (en 1913, Charles Vignier dévoilait une vingtaine de statuettes d'art nègre en clôture de son exposition consacrée essentiellement aux arts d'Asie).
Mais, initiative unique et scandaleuse, Lyre et Palette proclame, en présentant la collection de Paul Guillaume à égalité avec les œuvres d'artistes modernes, la fin de la vision ethnocentriste de l'Art.
Ainsi quinze portraits de Modigliani, dont jamais autant de peintures n'avaient encore été réunies, des toiles de Picasso et des dessins de Matisse sont mis en regard avec autant de masques du Gabon, têtes du Congo et idoles Soudanaises (on remarque que ne sont pas encore identifiés les styles et ethnies). La seule tentative précédente de confrontation artistique entre l'Art Moderne et l'Art Africain eut lieu à New-York en 1914, malgré la relative absence d'œuvres africaines aux Etats-Unis au début du siècle. Dans sa galerie 291, Alfred Stieglitz exposait ensemble des dessins préparatoires de Braque et Picasso et des masques Kota provenant déjà de la collection de ... Paul Guillaume.
Plus ambitieuse, l'exposition de « Lyre et Palette » n'a pas pour intention de montrer les sources d'inspiration des artistes exposés mais de rétablir l'équité entre les expressions artistiques. Les œuvres de Picasso ne sont pas d'ailleurs celles de sa « période africaine », et les travaux de Kisling ou Ortiz de Zarate n'ont guère de lien avec l'Afrique. Les « sculptures Nègres » sont donc ici présentées pour leur modernité esthétique, au même titre que les recherches cubistes des jeunes peintres. Or cette égalité n'est pas seulement suggérée par la proximité des œuvres mais assumée par la composition typographique du catalogue et affirmée dans la notice introductive des sculptures.
C'est Jean Bourret, dans son article « Une amitié esthétique au début du siècle : Apollinaire et Paul guillaume », qui attribue à Apollinaire cette notice anonyme introduisant la collection de son ami Paul Guillaume :
« Art Nègre. C'est la première fois que l'on expose à Paris, non pour leurs caractères ethniques ou archéologiques, mais pour leur caractère artistique, des sculptures nègres, fétiches d'Afrique et d'Océanie. Les arts de ces parties du monde ont joué, ces dernières années un rôle important dans le développement de l'esthétique en France. La foule les connait peu, le musée du Trocadéro étant exclusivement ethnographique et ne mettant nulle part en valeur la beauté des œuvres qu'il expose ... » Il s'agit en effet d'une parfaite synthèse d'un article du poète publié en 1912. II y défendait les « chefs-d'œuvre des artistes africains » jusque-là relégués au rang de « grossiers fétiches, témoignages grotesques de superstitions ridicules » et exposés pêle-mêle au musée du Trocadéro « presque complètement abandonné par l'administration dont il relève ». Il militait alors pour la création d'un « grand musée d'art exotique, qui serait à cet art ce que le Louvre est à l'art européen » (cf. « Exotisme et ethnographie » in Paris-Journal, 10 septembre 1912).
L'initiative ne viendra certes pas des pouvoirs publics qui, à l'orée de la Grande Guerre, ont bien d'autres préoccupations. C'est donc à Lyre et Palette que revient le privilège de cette première émergence des arts primitifs dans la conscience collective. Apollinaire ne manque pas de participer à cet événement capital et, tout juste trépané, il inaugure l'exposition avec une lecture de ses poèmes de guerre à la soirée du 26 novembre, comme en témoigne Paul Morand dans son Journal d'un attaché d'Ambassade :
« Été rue Huygens dans un atelier de Montparnasse, chez des cubistes. Trois cents personnes dans une petite salle : peintures cubistes aux murs ; Jean Cocteau, Mme Errazuriz, Eric Satie, Godebski, Sert, dans de grands pardessus d'auto, feutres rabattus sur le nez, comme dans un mauvais lieu. Je vois Apollinaire pour la première fois, en uniforme, la tête bandagée. La seule chose drôle, ce sont les vers de la petite Durand-Viel qui a cinq ans. »
En dépit du sévère jugement de Morand - qui ne mentionne même pas les sculptures africaines - cette première exposition de « Lyre et Palette » dans la galerie d'Emile Lejeune deviendra un événement déterminant dans l'histoire de L'Art Moderne. Elle contribuera non seulement à la reconnaissance esthétique des Arts dit primitifs, mais marquera également le retour d'Erik Satie, redécouvert par Cocteau dans ce même lieu lors du concert du 18 avril 1916. La complicité entre les artistes née lors de cette exposition avant-gardiste sera à l'origine du célèbre ballet Parade, créé en 1917 par Cocteau, Satie et Picasso pour Diaghilev et qui demeure « l'un de plus grands scandales de toute l'histoire de la musique ».
Important et rarissime catalogue-manifeste signant la fin de l'ethnocentrisme artistique.