Poème manuscrit de quatre pages soit 102 lignes, composé à l'encre noire sur deux feuillets de papier écolier, réglure Seyès, écrits recto-verso. En marge haute du premier feuillet, inscription au crayon rouge, sans doute plus tardive : « 19 lyons-la-forêt ». Une partie de cette note est effacée, mais on peut supposer que l'ensemble était : « 19. A lyons-la forêt, ça va très très mal ».
Exceptionnel manuscrit original complet de cet important et rare poème, composé dans le style des écritures automatiques pendant les années de jeunesse pré-surréaliste d'Aragon et attaché à l'écriture du mythique Défense de l'infini.
Ce superbe et foisonnant poème longtemps considéré comme perdu ne fut retrouvé qu'en 1974, et publié pour la première fois par Aragon dans le quatrième volume de ses Œuvres Poétiques parues entre 1974 et 1981.
Dans une note liminaire, Jean Ristat indique les circonstances de sa redécouverte : Aragon reçut dans les années 70, de la part d'un collectionneur, un duplicata de ce poème de jeunesse qu'il pensait définitivement perdu. Sur cette copie, le poète remplaça le titre Lyons-la-Forêt, inscrit en rouge dans la marge haute, par Dans la forêt et ajouta une date supposée : « début 1927 ». Il existe également un double de ce premier duplicata avec le texte retracé et corrigé de la main de l'auteur à l'encre bleue afin d'en faciliter la transcription pour les imprimeurs. Pour la publication, Aragon a ajouté aux épreuves une page de titre modifiant légèrement la datation : « texte perdu et retrouvé (vraisemblablement été 1927) ». Ces deux facsimilés corrigés sont conservés dans le Fonds Triolet-Aragon avec l'ensemble des manuscrits de Louis Aragon et d'Elsa Triolet que le poète a remis en 1976 « à la Nation française » sous la conduite du CNRS.
Le manuscrit original de ce poème précédant la violente rupture du poète avec les surréalistes et rédigé sur un fragile papier extrait d'un cahier d'écolier est un des rares documents d'une telle importance qui ait survécu aux tumultes historiques et idéologiques du XXème siècle et qui soit encore en mains privées.
Si ce long texte en vers libres et non ponctués évoque les jeux d'écritures du surréalisme naissant, Aragon lui confère pourtant un statut très différent. En effet, dans la grande compilation de ses Œuvres Poétiques entre 1974 et 1981, Aragon n'inclut pas ce poème dans le chapitre des premières tentatives d'écritures automatiques inaugurées par Les Champs magnétiques de Breton et généralement datées de 1919 à 1921.
En consacrant un chapitre exclusif à ce poème perdu et retrouvé et en le datant de 1927, le poète le distingue nettement des balbutiements surréalistes pour l'inscrire dans une période de maturité stylistique. Les rares mais intéressantes modifications qu'il apporte alors au texte initial, témoignent tant de la qualité du texte original que de la volonté du poète d'offrir au lecteur, non un simple vestige de jeunesse, mais un poème accompli et entièrement assumé. Ainsi, en 1974, ses transformations sont-elles plus sémiotiques que stylistiques : « N'es-tu pas la Sémiramis à rebours d'une ville où les jardins poursuivent dans les caves leur rêve sans chlorophylle » de la version originale devient en 1974 « N'es-tu pas la cimaise à rebours ... » ; « et demande à la lueur ses papiers car il n'est pas sûr qu'elle ne soit pas la grêle à cause de son mépris pour les récoltes de la marche de ses pieds de radium sur les champs sans frayées » se mue en « ... les champs sans frayeur » ; « le mouvement de son sein dérange l'ordre des planètes [...] les étoiles filantes ont peur [...] d'être moins brillantes et moins désespérantes qu'elle » est abandonnée au profit de « .... peur d'être moins brûlantes ... », etc. La fin est elle-même amputée d'un vers : « leurs cornes de vaches de tigresses », effaçant ainsi encore un peu la référence première à l'Asie qui transparaît dans le poème original.
La seule modification importante doit plus vraisemblablement être imputée à une confusion éditoriale qu'à une volonté auctoriale. En effet, le recto et le verso du second feuillet du manuscrit ont été inversés et la version publiée en 1974 (et reprise dans La Pléiade) se trouve, à l'évidence, désarticulée. Bien que l'écriture poétique et automatique prête à quelques libertés d'interprétation, la cohérence interne du texte autant que les feuilles du manuscrit révèlent clairement l'ordre des pages.
Si Aragon, qui a sans doute fourni à l'imprimeur une photocopie des feuillets originaux repassés et corrigés à l'encre, n'est pas nécessairement à l'origine de cette erreur, la datation du poème qu'il a lui-même proposée, semble, elle aussi, sujette à caution. En effet, comme le rappelle Olivier Barbarant dans l'édition des Œuvres Poétiques dans La Pléiade, les indications de dates « portées une cinquantaine d'années plus tard, ne sont pas d'une fiabilité absolue ». Aussi, les bibliographes situent plutôt la rédaction de ce texte entre 1923 et 1924, peut-être à partir d'un poème automatique de 1919.
Plusieurs indices et relations intertextuelles confirment cette datation : l'évocation de la « Martre », un animal qui fait partie du bestiaire aragonien des écritures automatiques ; on le trouve dès l'incipit de Une leçon de danse, 1919 ; l'allégorie du « caoutchouc » qui est également utilisée dans Nous sommes les vaporisateurs de la pensée, 1924 ; le retour des « Casseurs de pierre », référence à Courbet, qui sert déjà de refrain à La Philosophie sans le savoir, 1919 ; l'affleurement du thème rural qui fait écho à ses fréquents voyages en Normandie à partir de 1923.
Mais c'est surtout l'importante intertextualité avec La Défense de l'infini qui a incité les bibliographes à considérer ce texte comme une partie intégrante de l'œuvre mythique d'Aragon à laquelle il travailla en secret pendant quatre ans avant de brûler son manuscrit à Madrid en 1927, lors d'un voyage avec sa maîtresse Nancy Cunard. « Je me jetai, comme par une négation du groupe [surréaliste], dans une entreprise sans autre exemple dans ma vie, que je ne cachai point à mes amis, mais sans qu'ils en connussent le vrai développement, les perspectives, le dessin, le dessein... ce roman à quoi je sacrifiais quatre ans de ma folie, dont il n'est guère demeuré que le titre que je lui donnais alors, qu'il n'aurait sûrement pas porté venu à terme, La Défense de l'infini, et que j'ai détruit en 1927. » (Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou les Incipit, 1969)
Dans Eloge de l'infini, Sollers interroge cette prétendue destruction d'une œuvre qu'il considère comme l'une des plus importantes d'Aragon : « Que signifie l'autodafé auquel se livre Aragon, en automne 1927, à Madrid ? Que reste-t-il des milliers de pages (des milliers ? allez savoir !) de cette Défense de l'infini qui nous arrivent maintenant par pans entiers, ruisselants d'énergie et de génie ? » On a en effet retrouvé des fragments du manuscrit au Texas dans les archives de Nancy Cunard. Il est également apparu que plusieurs textes publiés par Aragon lui-même étaient originellement des chapitres de La Défense, comme le célèbre Con d'Irène paru anonymement en 1928.
Après la mort du poète, tous ces fragments sont rassemblés grâce aux soins notamment d'Édouard Ruiz ou Lionel Follet qui y intègrent notamment Lyons-La-Forêt, sans pour autant lui donner une place précise au sein de cette immense œuvre protéiforme et lacunaire. « Édouard Ruiz a proposé de l'identifier comme un fragment de La Défense de l'infini, et je me rallie à ce point de vue, tout en le plaçant par prudence dans les Textes annexes, en l'absence d'un témoignage formel d'Aragon. […] Le ton de ces pages est en harmonie avec La Défense de l'infini et l'on peut reconnaître assez aisément Aragon sous les traits du « Perce-Oreille [...] Louis Quatorze », près de cette double incarnation de Nancy, « La Lézarde » et « La Palpitation » : « Une femme qui tient en équilibre l'orage dans ses mains le désespoir sur son front ». L. Follet, préface à La Défense de l'infini)
Cette intégration dans le corpus de textes très élaborés qui composent La Défense de l'infini remet en question la spontanéité supposée de ce poème aux allures d'écriture automatique mais qui se révèle bien plus complexe que ne le permettait l'instantanéité du jeu surréaliste. à ce titre, le manuscrit apporte un éclairage décisif, comme le note Lionel Follet : « S'agit-il d'une écriture automatique ? Question sans réponse assurée. L'étrange graphie presque exagérément soignée des premières lignes prouverait plutôt le contraire, mais ce pourrait être un point de départ contrôlé, avant l'élan ». En effet, la graphie du poème varie au fil des pages. D'abord d'une étrange tenue, elle se modifie au fil d'une écriture qui s'incline et s'accélère, insufflant son rythme au lecteur. Cette modification laisse supposer que le texte s'ouvre par une réécriture d'un texte ancien sur lequel le poète prend appui pour nourrir son imaginaire.
Mais cette évolution du rythme de l'écriture n'est qu'une des nombreuses particularités de l'étonnante structure graphique de ce poème manuscrit et qu'aucune publication n'a su retranscrire, au grand dam de Lionel Follet : « La disposition typographique pose un problème complexe : le manuscrit original découpe le texte en vers (non réguliers), qu'il n'est pas facile de délimiter, quand ils sont dépourvus de capitale initiale et emplissent la ligne. D'autre part, dans L'Œuvre Poétique, Aragon supprime de nombreux retours à la ligne, réunissant ainsi plusieurs vers en un seul fragment, et ajoute ou supprime ça et là des capitales. La logique de cette réécriture apparaît mal ; elle a d'ailleurs varié, de la copie au texte final. » De larges espaces blancs en regard de mots qui se chevauchent, une écriture ralentie puis accélérée, des caractères de taille et géométrie variables, et tout cela sur un papier d'écolier surchargé qui s'achève au-delà de la dernière ligne de réglure... le manuscrit de Lyons-La-Forêt est à l'évidence, bien plus que le premier jet, automatique ou travaillé, d'un poème à publier. C'est un objet complet en soi, signifiant par sa forme et son support autant que par son contenu, à l'instar du manuscrit d'André Breton Le poisson soluble composé lui aussi sur des cahiers d'écolier en 1924.
Né d'une des plus intenses périodes créatives d'Aragon, ce manuscrit de jeunesse, sans date ni lieu (même le titre original Lyons-La-Forêt semble plus tardif que le manuscrit), libre de toute idéologie stylistique ou politique est une œuvre unique où se mêlent fragilité du support et violence du propos, maîtrise de l'écriture et folie de l'imaginaire sur deux feuillets surchargés d'encre qui laissent au lecteur un étrange sentiment d'inachevé et d'infini.