Lettre autographe signée d'Emile Zola adressée à Gabriel Thyébaut, « le grand jurisconsulte et conseil juridique des Rougon-Macquart » ; deux pages rédigées à l'encre noire sur un double feuillet de deuil à encadrement noir. Enveloppe manuscrite assortie jointe.Pliures transversales inhérentes à l'envoi.
Cette lettre a été retranscrite dans la correspondance d'Emile Zola établie par Barend Hendrik Bakker en 1978.
Important témoignage du colossal travail de documentation et du rôle capital des informateurs d'Emile Zola dans la peinture de son immense fresque naturelle et sociale.La lettre que nous présentons ici a été rédigée après la fin de l'établissement du plan du roman
Pot-Bouille dixième volume des
Rougon-Macquart dont Zola démarra la rédaction le 16 juin 1881. Alors qu'il achève le plan de son récit, l'écrivain sollicite l'une de ses connaissances, Gabriel Thyébaut : « Le jeudi 3 mars [1881], les Zola reçoivent à dîner Céard, Huysmans, Alexis, et, pour la première fois, Gabriel Thyébaut, un Champenois, ami de Céard, juriste et fonctionnaire dans l'administration de Paris - le futur informateur juridique des Rougon-Macquart, que Zola mettra à contribution dès la préparation de
Pot-Bouille. » (Henri Mitterrand,
Zola, Tome II. L'Homme de Germinal. 1871-1893)
On sait quel acharnement Zola mettait à collecter des informations, créant de gigantesques dossiers de « documents » voués à rendre ses romans les plus réalistes possibles. Cette collecte de renseignements a lieu en parallèle de la mise en place du plan et avant la phase de rédaction et Zola s'aide de plusieurs informateurs : « Il fait plus exclusivement appel à ses amis pour établir le profil professionnel de ses personnages masculins, et les conditions juridiques de leurs arrangement familiaux. [...] Le troisième informateur est Gabriel Thyébaut. Il a fait la connaissance de Zola précisément au moment où celui-ci préparait
Pot-Bouille ; et il est désormais, selon les mots mêmes de Zola, "le grand jurisconsulte et conseil juridique des Rougon-Macquart". Il participe pour sa part à la création du personnage qui s'appelle encore Duverdy, et qui sera conseiller à la cour d'appel [...] » (
ibid.)
Notre lettre témoigne de cette aide capitale apportée à la création de l'important personnage d'Alphonse Duveyrier :
« Je vous remercie mille fois des renseignements que vous voulez bien m'envoyer. Mais, puisque vous vous mettez si obligeamment à ma disposition, j'abuserai et je vous demanderai des détails plus précis. Mon conseiller est à la cour d'appel de Paris. (Je voudrais le mettre dans une affaire de cour d'assises, est-ce possible ?) Que gagne-t-il ? Quelles sont les heures où il est pris, et combien de fois par semaine ? Quels sont les travaux qu'il a à faire chez lui ? Comment est-il arrivé à son poste ? (il n'a que 42 ans et doit tout à la faveur.) Enfin quel peut être son, avenir, si je veux lui donner une situation supérieure ? »
On connaît les réponses détaillées de Gabriel Thyébaut à ces questions très précises grâce à la numérisation par la BnF de tout le dossier de travail d'Emile Zola pour
Pot-Bouille. Le juriste répond point par point aux sollicitations de son ami, dressant le portrait du conseiller à la cour d'appel, tel qu'il apparaîtra dans la version finale du roman.
Mais Zola ne s'intéresse pas qu'à la véracité de ses personnages, il a également besoin que les intrigues soient plausibles et demande alors :
« Autre question, sur un cas déterminé. Comment mon conseiller peut-il agir, quelle coquinerie légale peut-il commettre (légale ou tolérée ou même ignorée) - à la mort de son beau-père, dont on vend une maison - pour se faire adjuger cette maison à bas prix, de façon à frustrer les autres héritiers. »
Cette question qu'il juge « un peu générale » donne lieu à un important développement de la part de Thyébaut : « Le notaire qui n'est pas un honnête homme et qui ne serait pas fâché de faire plaisir à X [Duveyrier] dont il espère l'appui, pour se faire nommer juge de paix, plus tard, s'aperçoit du désir qu'a notre conseiller d'avoir la maison dans les prix doux. [...] Le notaire persuadera aux autres héritiers que, pour attirer les amateurs, il serait habile de baisser la mise à prix de la maison, beaucoup de monde viendra [...] alléché par le bas prix, puis à la chaleur des enchères, la maison arrivera à se payer très cher. Les autres héritiers, qui n'y connaissent rien, sont enchantés de cette excellente idée, la maison est mise en vente à la moitié ou aux deux tiers de la valeur, et le jour de la vente qui a lieu chez le notaire, celui-ci, au bout de deux ou trois enchères d'un millier de francs chacune, adjuge la maison à X qui a enchéri ; le tour est joué. Je ne l'invente pas malheureusement, car la pratique l'a plus d'une fois révélé. » ...et c'est bien ce qu'il se passera dans le roman : « Duveyrier se chargea de tout, au nom de sa femme. D'abord, il persuada aux deux frères de ne pas laisser faire la licitation devant le tribunal ; s'ils s'entendaient, elle pouvait avoir lieu devant son notaire, maître Renaudin, un homme dont il répondait. Ensuite, il leur souffla l'idée, sur le conseil même du notaire, disait-il, de mettre la maison à bas prix, à cent quarante mille francs seulement : c'était très malin, les amateurs afflueraient, les enchères s'allumeraient et dépasseraient toutes les prévisions. [...] Puis, le jour de la vente, après cinq ou six enchères, maître Renaudin adjugea brusquement la maison à Duveyrier, pour la somme de cent quarante-neuf mille francs. » (
Pot-Bouille, chapitre 11).
Cette importante lettre révèle la volonté d'Emile Zola de décrire non seulement une société réelle, construite d'après une documentation détaillée, mais avant tout de doter son roman d'une intrigue plausible pour le lecteur. On assiste avec lui à l'abandon du miroir réaliste, reflétant l'azur du ciel et la fange des chemins, pour le microscope naturaliste, se glissant dans les appartements et les alcôves des bourgeois parisiens.