Lettre autographe signée de Victor Segalen adressée à Emile Mignard, neuf pages rédigées à l'encre noire sur deux feuillets doubles et un feuillet simple.
Quelques taches sans gravité sur le premier feuillet, pliures inhérentes à l'envoi.
Une des très rares lettres de la période polynésienne de Segalen et la seule à relater l'halluciante dispersion des oeuvres de Gauguin.
Emile Mignard (1878-1966), lui aussi médecin et brestois, fut l'un des plus proches amis de jeunesse de Segalen qu'il rencontra au collège des Jésuites Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Brest. L'écrivain entretint avec ce camarade une correspondance foisonnante et très suivie dans laquelle il décrivit avec humour et intimité son quotidien aux quatre coins du globe. C'est au mariage de Mignard, le 15 février 1905, que Segalen fit la connaissance de son épouse, Yvonne Hébert.
Lettre fondamentale dans laquelle Segalen, fraîchement débarqué à Papeete, évoque la dispersion et l'acquisition des œuvres de Paul Gauguin.
« Je viens de gagner 450f dont 250 pour un accouchement assez ennuyeux. Sur ces 450 j'en ai consacré 200f à l'achat de toiles, bois sculptés, croquis, album, du peintre Paul Gauguin, l'un des meilleurs Impressionnistes, qui, réfugié aux Marquises, vient d'y mourir. J'ai acquis à bas prix, à la vente publique, d'admirables choses : deux portraits de lui, une grande toile où défilent des Tahitiens, des bois sculptés dont je ferai tirer des épreuves, des croquis, des notes... Je m'étais fait son champion, ici, car très ingrat, très isolé, haineux même, il était généralement détesté dans la colonie. Je ne défends bien entendu que l'artiste, et non l'homme. »
La vente aux enchères des biens et des œuvres de Gauguin, demeurés dans sa Maison du Jouir après sa mort, eut lieu à l'automne 1903. L'un des rares acquéreurs présents lors de cette liquidation fut Victor Segalen qui permit ainsi le sauvetage de plusieurs pièces capitales du peintre qui risquaient d'être détruites dans l'indifférence générale. Segalen, qui avait espéré arriver à temps pour rencontrer Gauguin, ravive sa mémoire en tentant - malgré sa faible solde - d'acquérir un maximum d'œuvres de son défunt mentor. Il relate dans son « Hommage à Gauguin » (préface des Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid, 1918) cette dispersion aujourd'hui incroyable : « Puis s'accomplit la vente judiciaire, sous les formes les plus légales, les plus sordides. On liquida sur place les objets « utiles », vêtements, batterie de cuisine, conserves et vins. Une autre adjudication eut lieu à Papéété, et comprenait quelques toiles, deux albums, l'image de Satan et de la concubine Thérèse, le fronton et les panneaux de la Maison du Jouir, la canne du peintre, sa palette. Pour acquéreurs : des marchands et des fonctionnaires ; quelques officiers de marine ; le Gouverneur régnant à cette époque ; des badauds, un professeur de peinture sans élèves devenu écrivain public. [...] La palette m'échut pour quarante sous. J'acquis au hasard de la criée tout ce que je pus saisir au vol. Une toile [Village breton sous la neige], présentée à l'envers par le commissaire-priseur qui l'appelait « Chutes du Niagara » obtint un succès de grand rire. Elle devint ma propriété pour la somme de sept francs. Quant aux bois - fronton et métopes de la Maison du Jouir, personne ne surmonta ma mise de...cent sous ! Et ils restèrent à moi. [...] Les bois de la Maison du Jouir, je les destinai dès lors, à l'autre extrémité du monde, à ce manoir breton que Saint-Pol-Roux se bâtissait, lui aussi, comme demeure irrévocable, dominant la baie du Toulinguet, sur la presqu'île atlantique. La palette, je ne pus décemment en faire mieux hommage qu'au seul digne de la tenir, - non pas entre ses doigts, comme une relique dont on expertise avec foi l'origine, - mais passant dans l'ovale au double biseau le pouce qui porte et présente le chant des couleurs, ...à Georges Daniel de Monfreid. [...] Cette toile [Village breton sous la neige], je l'ai gardée. Le don même en serait injurieux. Gauguin mourut en la peignant, c'est un legs. » La biographie de Gauguin par David Haziot, dresse l'inventaire précis des œuvres achetées par Segalen : « Segalen put acquérir sept toiles sur dix. Parmi elles l'autoportrait Près du Golgotha [aujourd'hui au musée d'art de Saõ Paulo]. Les sculptures Père Paillard et Thérèse partirent, ainsi qu'une seconde version des trois femmes au bord de la mer dont une allaitant à leurs pieds. [...] Segalen [...] emporta le carnet de dessins d'Auckland, quatre des cinq panneaux de bois qui ornaient la porte de la Maison du Jouir (pour 100 sous !), les photographies d'Arosa avec notamment les images de Borobudur et du Parthénon, et le Village breton sous la neige peint après la catastrophe de Concarneau et que Gauguin avait emporté avec lui. »
Ces œuvres, parmi les plus célèbres de notre patrimoine artistique, sont aujourd'hui conservées au Musée d'Orsay (Paris) et dans d'autres grandes institutions mondiales.
Outre sa vénération pour l'art de Gauguin, cette lettre - véritable courrier du cœur - contient d'abondants détails sur les aventures sensuelles et sentimentales du jeune voyageur :
« En six mois ayant expérimenté la Tahitienne, la demie-Blanche, je m'en suis venu trouver la Blanche ; et de celle là même, volontairement, je m'en détache. La Tahitienne ? J'ai foncièrement besoin de connaître sa race. Mais, coucher avec elle ne m'apprenait rien. Je suis plus attentif, plus averti, étant libéré d'elle. »
Laurence Cachot dans son étude intitulée La Femme et son image dans l'œuvre de Victor Segalen, souligne la fascination de l'écrivain pour le beau sexe, « source de beauté et de plaisir pour l'homme, [ou] cause première de ses maux ». L'attrait de Segalen pour la beauté maori est, selon elle, indissociable de son admiration pour les femmes tahitiennes peintes par Paul Gauguin : « L'écriture de V. Segalen est, en quelque sorte, au service de la peinture de P. Gauguin, car les tableaux littéraires sont le pendant des tableaux picturaux. Même lorsque V. Segalen décrit les femmes réelles de Tahiti, ses descriptions du corps, des traits, des qualités physiques et du maintien des vahinés, doivent beaucoup au regard de P. Gauguin. » (op. cit.)
Etonnamment, les observations quasi anthropologiques que Segalen livre à son ami dans cette lettre sont réservées aux deux autres catégories féminines qu'il y nomme, « la Blanche » et la « demie-Blanche » : « La demie-blanche ? Voir plus loin. La blanche pure s'est présentée, tout ce mois dernier sous la forme : d'une grande et « belle femme » de 26 ans, débauchée jadis par un pharmacien des colonies, passée en suite au successeur de ce pharmacien qui, après l'avoir abrutie de jalousie, de scènes, l'a plaquée il y a 2 mois lui laissant un enfant d'un an 1/2, pour épouser une douteuse veuve à 3 enfants avec laquelle il vient de réintégrer la France. Sa maîtresse était ma toute voisine, nos deux maisonnettes étant jumelles ; elle s'est offerte. Je l'ai prise « stagiaire » - Type de « maîtresse parfaite » et tu sais combien ce type m'indiffère ! C'eut été le « pain » assuré pour toute ma campagne, pain succulent mais bourgeois ! Puis, et voici du neuf pour moi : elle m'aurait coûté cher : je la quitte l'ai quittée même, très amicalement ; mais très résolument, à la stupéfaction de tout Papeete [...] qui enviaient infiniment mon sort. Inutile de te dire que priment, en cette décision, les raisons intellectuelles : la liberté de rêverie de mes nuits ! à mon livre futur, à tout ce que je veux, très humblement mais très intensément, œuvrer, je l'ai posément sacrifiée. M'aurait seulement retenu le côté affectif ; mais là, j'ai mon adorable pitance assurée : trois petites demies-blanches, filles du consul d'Allemagne, Téraï (nom tahitien), Henriette & Dora (19, 17 et 15 ans) douces, câlines, qui me reçoivent comme le premier ami cajolé... Et surtout, l'une par l'autre, je me garde du danger d'une spécialisation. [...] Dans le même ordre d'idée, mais avec une note plus émue, je me réfugie à tout instant en l'affection d'une délicieuse petite Rennaise (!) venue ici à l'âge de deux ans - 18 ans, des yeux invraisemblables de profondeur, fine, et surtout de ma race, celle-là, et tu vois ce que peut être doux le mirage breton à travers elle ! [...] Tout cela m'occupe sans m'accaparer, me meuble dans un décor tiède, de bons souvenirs actuels. Surtout, je fais ce que je veux. »
Exceptionnelle lettre d'une importance fondamentale pour l'histoire de l'art et unique témoignage d'époque - et in-situ - du sauvetage des oeuvres de Gauguin par celui qui en fut l'artisan providentiel.