Victor SEGALEN
Double lettre autographe adressée à Emile Mignard : "T'ai-je dit comment, au dernier courrier j'ai expédié au Mercure un article sur Gauguin, article ponctué des vagissements d'une cliente que j'accouchais, et expédié au dernier moment au paquebot par le mari affolé ?"
Papeete 10-20 & 23 février 1904, 20,7x27cm, 4 pages sur 2 feuillets.
Double lettre autographe de Victor Segalen adressée à Emile Mignard. Deux pages rédigées à l'encre noire sur deux feuillets. Pliures transversales inhérentes à l'envoi, rousseurs éparses.
Emile Mignard (1878-1966), lui aussi médecin et brestois, fut l'un des plus proches amis de jeunesse de Segalen qu'il rencontra au collège des Jésuites Notre-Dame-de-Bon-Secours, à Brest. L'écrivain entretint avec ce camarade une correspondance foisonnante et très suivie dans laquelle il décrivit avec humour et intimité son quotidien aux quatre coins du globe. C'est au mariage de Mignard, le 15 février 1905, que Segalen fit la connaissance de son épouse, Yvonne Hébert.
De retour après une tournée médicale aux Gambier et aux Îles Pomotou, Segalen retrouve Papeete où il consacre la majorité de son temps à l'exercice de la chirurgie :
« Par la force des circonstances, je me suis trouvé dans l'île le seul médecin ayant quelque entraînement opératoire (mes deux derniers mois à Toulon) si bien que dès le début mes hésitations se sont effacées. Personne ne se souciant d'opérer, je l'ai fait, d'abord à défaut d'autres, maintenant parce que j'y prends goût, et que j'ai bénéficié de quelques cas heureux et chançards. […] Peu à peu donc je me suis lancé, et maintenant j'ai une petite clinique à moi, ma salle d'opération chez moi ! et – sans orgueil – on m'adresse les cas difficiles (!).» Cette pratique intense de la médecine n'échappe pas à quelques préjugés raciaux symptomatiques de l'époque :
« Je dois poser avant tout que l'élément indigène ou même demi-blanc est le terrain rêvé pour les interventions sanglantes, de par sa spéciale aptitude à réparer les plaies opératoires même septiques. » Le docteur Segalen s'étend ensuite longuement et précisément sur les opérations qu'il lui a été donné de réaliser :
« J'ai opéré de la sorte, avec l'aide de mes confrères, ou les aidant de près : une hernie étranglée chez un demi-blanc de 50 ans, guérie ; enlevé de nombreuses chaînes ganglionnaires suspectes (guéries), de lipomes, des bourses séreuses professionnelles, un ostéo-sarcome de l'orbite qui récidive naturellement, un lipome de creux poplité guéri, une cataracte (résultat vague), un abcès énorme de la paroi abdominale… » La plus importante description demeure celle d'une intervention urologique :
« …et enfin participé à l'ablation d'une tumeur éléphantiasique du scrotum de 30 kg. L'opération a été faite chez moi, avec mon matériel, par le médecin nouvellement arrivé pour les Gambier. On a refait un habit à la verge et un nouveau scrotum ; quatre heures de travail jusqu'au dernier point de suture, qui est en bonne voie. »Le rythme soutenu des consultations ne fait pourtant pas oublier à notre écrivain ses travaux d'écriture et la création de ses
Immémoriaux :
« Dans tout cela, forcément mes projets littéraires stoppent un peu. J'ai d'abord essayé de fixer ma matinée à l' « écriture », à l'acte ingrat de fixer l'Imaginaire, de réaliser ; j'abattais mes cinq, six pages ; mais cela devait être précédé d'une maturation nocturne qui se tournait vers des temps opératoires ; je compte sur douze journées aux Îles-sous-le-vent pour avancer. J'ai deux chapitres de terminé. » L'œuvre paraîtra finalement en 1907 au Mercure de France sous le pseudonyme de Max-Anély (Max en hommage à Max Prat et Anély, l'un des prénoms de sa femme), Segalen n'étant pas autorisé, en sa qualité de médecin militaire, à signer une œuvre fictionnelle de son patronyme.
On apprend par cette lettre que l'article sur Gauguin sollicité par Saint-Pol-Roux (lettre du 15 octobre 1903 (« Oh dites-nous quelque chose sur ce malheureux de la Destinée qui fut souvent un grand artiste, et à sa manière un Maître. Comment se fait-il que vous n'ayez pas adressé quelque relation sur cette mort au Mercure de France qui l'eût accueillie avec enthousiasme ? ... ») est enfin parti vers la France dans des condition rocambolesques :
« T'ai-je dit comment, au dernier courrier j'ai expédié au Mercure un article sur Gauguin, article ponctué des vagissements d'une cliente que j'accouchais, et expédié au dernier moment au paquebot par le mari affolé ? » Un article apologétique intitulé « Gauguin dans son dernier décor » paraîtra effectivement en juin 1904 dans le
Mercure de France. Segalen y décrit les derniers jours du peintre dans sa Maison du Jouir.
Cette surcharge de travail littéraire et médical a en tout cas eu le mérite de détourner Segalen de ses appétits sexuels :
« Fémininement : stabilisé pour un temps. L'acte sexuel m'indiffère, prend trop de temps ; et puis, celles qui vraiment me charment, je les préfère amies que maîtresses ; et comme elles sont de très complètes amies, très abandonnées le soir dans les sous-bois voisins de leurs maisons, cela m'empêche, en rentrant chez moi d'avoir besoin d'autres caresses. »
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Réf : 79603
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