Eugène DELACROIX
Lettre d'amour autographe à "Julie" (Louise de Pron) : "Je voudrais circuler avec ton sang dans les veines et aller dans ton cœur, y voir si je l'occupe tout entier."
mercredi 5 novembre [1823], 19,7x29,9cm, une feuille rempliée.
Lettre autographe datée du peintre Eugène Delacroix à sa passion de jeunesse, la mystérieuse « Julie », désormais identifiée comme étant Madame de Pron, de son nom de jeune fille Louise du Bois des Cours de La Maisonfort épouse de Louis-Jules Baron Rossignol de Pron et fille du marquis de La Maisonfort, ministre de France en Toscane, mécène de Lamartine et ami de Chateaubriand.
27 lignes sur un feuillet remplié. Deux déchirures marginales à la pliure du feuillet. Discrètes déchirures en partie supérieure. Note au crayon d'un précédent bibliographe en partie supérieure droite (« no 11 »).
Cette lettre demeure l'une des dernières à son amante en main privée, l'ensemble de la correspondance de Delacroix à Madame de Pron étant conservé au J. Paul Getty Research Institute (Los Angeles).
Elle fut transcrite uniquement dans le Burlington Magazine de septembre 2009, à l'occasion du long article de Michèle Hanoosh, Bertrand et Lorraine Servois dont les recherches révélèrent enfin l'identité de la fameuse destinataire.
« Aime-moi comme je t'aime, comme l'amour veut qu'on aime. »
Écrivant dans le feu de la passion, le jeune Eugène laisse libre court à sa verve amoureuse dans cette véritable œuvre d'art épistolaire où se mêlent désirs et souvenirs, romantisme et prosaïsme, et d'où semblent déjà sourdre les grands thèmes picturaux du génie Delacroix.
En avril 1822, alors qu'il présente au Salon sa première grande toile Dante et Virgile aux Enfers, Delacroix découvre le Paradis grâce à sa rencontre avec Madame de Pron, maîtresse de son ami intime Charles Soulier qui le charge de réaliser le portrait de son fils, Adrien. Nul ne sait si ce portrait qui n'a jamais été retrouvé fut achevé un jour, mais il servit de prétexte aux rencontres secrètes des deux amants dans l'atelier de la rue de Grès. La beauté de Louise avait été immortalisée quelques années plus tôt par le trait délicat d'Élisabeth Vigée-Lebrun, qui réalisa un portrait d'elle coiffée à l'orientale dans une pose de naturelle élégance.
Leur aventure dura à peine plus d'une année, mais fut l'une des plus intenses passions de la vie de l'artiste. Il ne fut pourtant pas le seul amant de cette femme étonnante dont le mari alcoolique et violent venait juste d'être interné à la maison Royale de Charenton après avoir été déclaré fou. Seule, Madame de Pron trouva réconfort dans les bras d'un aréopage d'amants, parmi lesquels Soulier, l'ami de Delacroix, et le général de Coëtlosquet qu'elle épousera après l'officialisation de son divorce en 1829. Ces liaisons scandaleuses n'auraient sous aucun prétexte pu être rendue publique ; et Delacroix, dans ses lettres et ses cahiers, surnomma donc son amante « Julie » (en référence à La Nouvelle Héloïse), « J. » ou « la Cara ». Sa discrétion fut telle que même ses biographes ne purent jusqu'à récemment déceler la mystérieuse identité de la plus brûlante passion de Delacroix. Le futur peintre de harems d'Alger, fut donc lui-même l'un des hommes de l'androcée de Madame de Pron. S'il respecte ses rivaux, dont l'un est un ami intime et l'autre un futur commanditaire pour lequel il peindra plus tard sa surprenante Nature morte au homard, (Musée du Louvre) Delacroix souffre cependant de la polyandrie de sa maîtresse, tandis que lui-même délaissait Émilie Robert, son amante et modèle pour les Scènes du Massacre de Scio.
Les lettres de Delacroix portent la marque de cette douloureuse inconstance de « Julie », et de la précarité de cet amour fou pour une aristocrate de haute lignée, mariée, mère, de douze ans son aînée et déjà promise à son noble et riche cousin. Mais peu importe car « L'amour [...] est un tyran: il veut tout, et quand il a tout, il voudrait l'impossible. »
La beauté des lettres d'amour de l'amant partage avec la perfection des œuvres du peintre le même secret ; Delacroix en multiplie les esquisses avant de laisser sa plume et son pinceau exprimer sa passion. Ainsi lit-on dans son fameux Journal plusieurs brouillons de ses missives enflammées à « J. ». Pourtant, nous n'avons trouvé nulle trace de cette incroyable déclaration éminemment picturale rédigée au retour d'une de leurs rencontres amoureuses et dont les mots et les images jaillissent de la plume du fougueux amant qui continue à croquer en songe sa maîtresse : « rentrant dans ta petite chambre adorée, et où reposent toutes tes grâces dans ce lit que mon amour jaloux ne peut partager ».
Telle une de ces peintures, cette lettre fait écho à la fascination du peintre pour l'anatomie des corps écorchés, « Je voudrais circuler avec ton sang dans les veines et aller dans ton cœur, y voir si je l'occupe tout entier. » ; traverse les cauchemars de l'auteur de La mort de Sardanapale, « Me coucher! C'est me séparer de toi une seconde fois, [...] et qui sait ce que m'apportera le vague des songes. Sera-ce ta douce image ? Ou ma triste imagination enfantera-t-elle encore des monstres horribles ? » ; et emporte sur un carré de toile chaque parcelle du corps de son amante : « Pourquoi est-ce que je baise encore mon mouchoir qui t'a touchée tout à l'heure, qui t'a touchée partout. »
Une des plus belles lettres de Delacroix, et dernières en main privée, adressée à sa maîtresse « Julie », dont l'identité est longtemps restée inconnue des biographes du peintre.
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