James LAWRENCE
[FEMINISME] Le Panorama des boudoirs, ou l'Empire des Nairs
ChezPigoreau, Paris 1817, 9,5x16cm, 4 volumes reliés.
Édition originale d'une insigne rareté, avec une nouvelle page de titre à l'adresse de Pigoreau et enrichie de quatre frontispices rehaussés en couleur, dont un dépliant.
Reliures de l'époque en demi basane blonde, dos lisses ornés de fers et filets dorés et de pièces de titre et de tomaisons de maroquin rouge, plats de papier à la cuve. Un infime trou de ver en queue du premier tome, dont le mors de tête du plat supérieur est très légèrement fendu.
Ce long roman, maquillé en recueil érotique, est en réalité l'un des plus importants textes féministes du début du XIXè siècle. Malgré une aventure éditoriale chaotique et fortement entravée par la censure, cette œuvre d'un jeune Anglais, se réclamant de Mary Wollstonecraft, exercera une influence considérable sur quelques-uns de plus éminents esprits européens, dont Percy et Mary Shelley, Goethe, Schiller, Aaron Burr, Thomas Carlyle et Flora Tristan. Bien que parue en trois versions, allemande, française et anglaise, chacune étant une réécriture complète de l'ouvrage par l'auteur polyglotte, cette œuvre majeure et subversive fut très rapidement supprimée des catalogues de librairie, et son auteur disparut de l'histoire littéraire de 1840 à la fin des années 1970. « Aujourd'hui, après avoir été longtemps connu des seuls spécialistes de Shelley, Lawrence commence à bénéficier d'une visibilité au sein des travaux sur le radicalisme anglais. [...] Il figure en bonne place parmi les radicaux féministes anglais des années 1790 et [...] est considéré comme l'un des précurseurs, avec Shelley et Owen, de la lutte contre le mariage et pour la réforme sexuelle. » (Anne Verjus,
Une société sans pères peut-elle être féministe ? L'Empire des Nairs de James H. Lawrence.)
Malgré la douzaine de rééditions parues au XIXè siècle, nous n'en avons trouvé aucune sur le marché international. Lawrence est à peine âgé de dix-huit ans lorsqu'il rédige « un premier essai sur le « système » des Nairs, une société matrilinéaire située sur la côte de Malabar, en Inde, dans laquelle le mariage et la paternité ont été abolis. Le jeune universitaire adjoint à sa présentation une critique sévère des pratiques sexuelles et matrimoniales de ses contemporains. Un de ses professeurs communique le manuscrit à Christoph Wieland, éditeur de la revue
Der Neue Teutsche Merkur. Après l'avoir encouragé à le traduire en allemand, celui que l'on nomme le « Voltaire allemand » l'édite (anonymement) dans sa revue en juin 1793, à Weimar. Le texte est aussitôt traduit par le groupe des radicaux du Newgate, qui le publient sans son aval et sans nom d'auteur une première fois en 1794, puis avec son nom en 1800. »
Enthousiasmé par le succès d'estime rencontré par son essai, James Lawrence compose en 1800 une première version romanesque illustrant ses thèses. À la lecture du manuscrit, Schiller l'aurait incité à la réécrire en allemand. C'est donc dans cette langue que paraît, en 1801, la première version du roman sous le titre
Das Paradies der Liebe puis en 1809, sous un nouveau titre :
Das Reich der Nairen or Das Paradies der Liebe.
Présent en France en 1803, James Lawrence est fait prisonnier comme la plupart des Anglais, puis est détenu à Verdun pendant plusieurs années. C'est dans ces circonstances qu'il entame la réécriture complète de son roman directement en français. Il l'intitule
L'Empire des Nairs, ou Le Paradis de l'amour et le fait publier, en 1807, par Maradan, l'éditeur de Wollstonecraft et de Hays. À peine sorti de presse, l'ouvrage, considéré comme « attentatoire aux bonnes mœurs », est saisi par la police. Les exemplaires sont restitués sous la condition qu'on exporterait l'édition entière. L'ouvrage est alors diffusé en Allemagne et en Autriche où il a pour ambassadeur Johann Wolfgang von Goethe, dont Lawrence fit la connaissance en 1799, lorsque le poète romantique l'invita à Weimar pour la représentation du
Mahomet de Voltaire. Dans son recueil de souvenirs, Frédéric Soret rapportera la critique de Goethe sur l'ouvrage de son ami :
« C'est selon Goethe le travail d'un fou de beaucoup d'esprit et il ferait beaucoup plus de cas des écrits de Lawrence, si sa manière d'envisager les rapports entre les sexes n'était pas devenue chez lui une espèce d'idée fixe. » (Soret,
Conversations avec Goethe, 1932) L'amitié entre les deux hommes ne sera pas affectée par cette « obsession » et dans une lettre de 1829 à Thomas Carlyle, Goethe évoque encore Lawrence, comme étant « un ami de longue date ». Goethe fut par ailleurs le commanditaire du seul portrait de J. Lawrence, réalisé à la demande du philosophe par Johann Joseph Schmeller.
La première version anglaise, « translated, with considerable alterations, by the author » paraît à Londres en 1811 avec un titre bien plus explicite que la version française :
The Empire of the Nairs ; or, The Rights of Women. An Utopian Romance, in Twelve Books. Elle sera rééditée en 1824 avec un nouveau titre :
The Empire of the Nairs ; or, the Panorama of Love, Enlivened with the Intrigues of Several Crowned Heads ; And with Anecdotes of Courts, Brothels, Convents, and Seraglios ; The Whole Forming a Picture of Gallantry, Seduction, Prostitution, Marriage, And Divorce in All Parts of the World.En France, ce n'est qu'en 1814, après la chute de Napoléon, que Maradan est autorisé à écouler ses exemplaires rapatriés de l'étranger, dont il remplace la page de titre, précisant toutefois en pied, la date de l'achevé d'imprimer de 1807 (erronément imprimé « 1087 »). Même après la levée de la censure, la diffusion fut si modeste qu'aujourd'hui, il ne subsiste aucun exemplaire à la date de 1807, et seulement quelques rares 1814 dans les grandes institutions européennes et américaines.
De fait, en 1817, Pigoreau, l'héritier de Maradan, détient encore suffisamment d'exemplaires pour envisager une nouvelle remise en vente. (Quérard annonce 1816, mais il s'agit manifestement d'une erreur) Il décide pour cela d'utiliser une ruse.
Reprenant les exemplaires originaux de 1807, il change à nouveau la page de titre et la remplace cette fois par un titre très suggestif : Le Panorama des boudoirs qu'il illustre en frontispices de quatre gravures érotiques superbement rehaussées en couleur, insinuant ainsi une tout autre littérature. L'édition originale française parut donc sous trois pages de titre distinctes en 1807, 1814 et 1817. Après une interdiction, une expatriation, une première remise en vente, ce n'est qu'au prix de cet ultime subterfuge que furent écoulés les derniers exemplaires de cet ouvrage trop progressiste. Cette idée sera d'ailleurs déclinée sous plusieurs formes puisqu'en 1831 le Baron d'Hénin publie une refonte du texte en 16 pages, avec un titre aux accents religieux :
Les Enfants de Dieu ou La Religion de Jésus réconciliée avec la philosophie (il annonce d'ailleurs dans la préface que des exemplaires de l'édition originale sont toujours disponibles). Puis, en 1837, le roman est à nouveau modifié par l'auteur et paraît cette fois sous un titre de vaudeville :
Plus de maris ! plus de pères ! ou Le Paradis des enfants de Dieu.En cinquante ans, cet ouvrage multiforme connait au moins sept parutions en français – et une douzaine dans les trois langues. Cependant, nous n'avons pu référencer que deux exemplaires passés en vente de l'édition française (une de 1814 et une de 1817), présentés comme des ouvrages érotiques à la suite de la notice fautive de la
Bibliographie des ouvrages relatifs à l'amour de Gay-Lemonnyer.
Ces péripéties éditoriales autant que la disparition quasi complète des exemplaires et l'effacement de l'auteur de l'histoire littéraire témoignent des obstacles dressés devant l'émergence d'une conscience qui allait devenir l'enjeu des siècles à venir : la lutte nécessaire et toujours inachevée pour l'égalité et le droit des femmes. Si la France choisit d'interdire tout simplement l'ouvrage en invoquant son immoralité et le danger qu'il représente pour les lecteurs français, l'Angleterre, déjà aux prises avec les écrits de Mary Wollstonecraft, autorise la publication de ce nouveau brûlot, mais déchaîne la critique. En 1811, «
The Critical Review lui consacre plusieurs pages mordantes, s'attendant à ce que ses lecteurs, et surtout ses lectrices, rejettent avec « dégoût et indignation » un texte aussi « absurde, improbable, indécent, immoral et seulement bon pour le feu » (Anne Verjus,
ibid.).
Ainsi, grâce à ces manœuvres, l'ouvrage passera à peu près inaperçu du grand public, malgré une diffusion internationale. La circulation du roman de Lawrence sera donc confidentielle, mais son influence sera pourtant majeure dans les milieux intellectuels progressistes.Le premier converti est sans doute le gendre de Mary Wollstonecraft, le poète Percy Shelley. Une partie de son œuvre, en particulier
Queen Mab (1813),
Laon and Cythna (1817) et
Rosalind and Helen (1819), serait inspirée de cette apologie de l'amour libre et même plus particulièrement de quelques scènes du roman. Peut-être en conseille-t-il la lecture à sa nouvelle conquête et future épouse, la très jeune Mary Godwin Wollstonecraft qui cite l'œuvre dans son journal du 27 septembre 1814 et dans sa liste de lecture de 1814, c'est-à-dire juste après sa rencontre avec Percy Shelley.
Loin de partager l'enthousiasme de son jeune compagnon, la jeune fille de 17 ans se révèle très critique envers l'ouvrage de James Lawrence.
La future Mary Shelley n'est pas moins profondément bouleversée par ce roman qui aura une importance majeure dans l'écriture de son chef-d'œuvre, Frankenstein. Dans son étude,
The « Paradise of the Mothersons » : « Frankenstein » and « The Empire of the Nairs. », publiée dans
The Journal of English and Germanic Philology, (1996), D.S. Neff analyse l'influence de James Lawrence sur Mary Shelley et montre
« qu'une lecture attentive des deux romans révèle même que Mary a emprunté plusieurs éléments d'intrigues (key plot) et thématiques aux Nairs. Elle s'est néanmoins sentie obligée d'écrire un anti-Nairs, une monstrueuse parodie de la romance de Lawrence tandis que Percy Shelley utilisait les Nairs comme source d'inspiration de ses poèmes composés durant l'écriture de Frankenstein. » Anne Verjus, pour sa part, relate les nombreux autres effets de cette publication : « L'Américain Aaron Burr, héros de la guerre d'indépendance, concurrent de Jefferson lors de l'élection présidentielle de 1800, admirateur lui aussi des principes éducatifs de Wollstonecraft, raconte dans son journal de voyage que, lors de son séjour à Londres, il s'est fait prêter le livre par son ami [le philosophe William] Godwin, [père de Mary Shelley et ami de Lawrence depuis 1796]. Après avoir passé deux nuits à le lire, il s'est rendu au domicile de Lawrence pour en discuter, concluant qu'ils seront certainement amenés à se revoir. Lawrence, flatté d'une visite aussi prestigieuse, raconte que l'Américain l'a invité à retourner avec lui aux États-Unis pour y établir une république nairaise. En revanche, Burr l'ayant recommandé à son amie Mme Thorpe, se voit répondre que, même si elle admire la libéralité de ses idées sur l'éducation des femmes, c'est là un « abominable » système et que certainement personne ne voudra de tels droits pour les femmes. Quelques années plus tard, à la toute fin de l'année 1828,
Le Lion de Richard Carlile publie de larges extraits de l'introduction à
l'Empire des Nairs. D'après les spécialistes de Carlile, celui-ci aurait lu
L'Empire des Nairs bien avant d'en publier ces extraits.
Beaucoup de détails laissent penser que Richard Carlyle s'est inspiré de Lawrence en écrivant son livre Every Woman's book en 1826. »
Enfin, c'est sans doute sur les féministes saint-simoniennes que James Lawrence exercera la plus grande influence, laissant dans leurs écrits de nombreuses traces relevées par Anne Verjus. Ainsi en 1832, Suzanne Voilquin décrit longuement
L'Empire des Nairs dans
L'Apostolat des femmes ; en 1833, Claire Demar cite le roman à quatre reprises dans
Ma loi d'avenir. De même, en 1834, Mme E.A. Casaubon dans
Le Nouveau Contrat social, ou Place à la femme, reproduit un large extrait de la version de 1831
Les Enfants de Dieu, tandis que Flora Tristan invoque Lawrence dans une pétition de 1838 (
Pétition contre la peine de mort, À messieurs les membres de la chambre des députés).
Malgré l'ascendance de sa pensée sur les premiers féministes et, généralement, sur les plus éminents représentants de l'intelligentsia européenne progressiste du début du XIXè siècle, on ne connait presque rien de ce précoce défenseur du droit à l'éducation des filles et de la reconnaissance de l'égalité homme-femme.L'histoire éditoriale hors du commun de cette œuvre, de son interdiction première à ses travestissements multiples et à sa lente mais inexorable disparition des mémoires, est sans doute aussi instructive que les idées défendues par son auteur sur le pouvoir phallocrate à l'œuvre dans la société.
Et l'on aurait tort de croire que 200 ans après sa publication, le texte de James Lawrence, prônant la désacralisation du mariage, de la filiation et des relations amoureuses, a perdu de sa puissance subversive :
« Eh bien ! que ce mot père soit rayé de nos institutions, et que marqué d'un signe de réforme, ainsi que ceux de mari et d'époux, il ne soit conservé dans nos dictionnaires que pour expliquer les usages et nous rappeler la simplicité des siècles passés. Que tout enfant soit laissé aux soins de sa mère, et qu'il n'ait d'autre héritage que celui qu'elle lui transmettra. Que toute femme soit affranchie sans restriction de la domination des hommes, et puisse exercer tous les droits dont ils ont exclusivement joui jusqu'ici. Qu'il lui soit permis de changer d'amans à son gré, et de les prendre indistinctement dans toutes les classes de la société. » Son long discours préliminaire de soixante et onze pages, notamment, s'avère être un véritable essai exposant son projet d'une société égalitaire et dénonçant un système où, malgré une parfaite parité intellectuelle, la femme est élevée plus qu'éduquée afin de la maintenir dans une infériorité artificielle :
« Les divers ouvrages à l'aiguille [...] ne feront jamais prendre un grand essor à ses idées. Elle ne voit d'autres hommes que ses maîtres. [...] Le moment arrive enfin où elle fait son entrée dans le monde ; mais la liberté, si chère à tous les cœurs, fuit devant elle comme une ombre : elle existe encore moins pour elle que pour un garçon de dix ans. [...] l'homme a décidé en maitre absolu que l'ignorance consoliderait son autorité [...] Or, si elle naît avec autant d'esprit que lui, pourquoi la femme obéirait- elle à l'homme, plutôt que l'homme à la femme ? Il est vrai que, selon Moïse, elle ne fut regardée, durant les premiers siècles, que comme la servante de son orgueilleux associé : mais si au lieu d'avoir été rédigée par un homme, la bible l'eût été par une femme, on aurait pu avoir une narration bien différente. » Exceptionnelle et rarissime édition originale de l'une des premières grandes œuvres féministes du XIX
è siècle, qui, malgré son influence considérable, fut parfaitement effacée de l'histoire littéraire et intellectuelle. Le peu d'exemplaires subsistant dans les grandes institutions étant pour la plupart classés au rayon des livres érotiques !
D. S. Neff (University of Alabama) : The
Anne Verjus : A non-patriarchal society: James Henry Lawrence (1773-1840) and The Empire of the Nairs
[Vidéo] Anne Verjus : « James Henry Lawrence (1773-1840), ou quand la pensée aristocratique sert la cause des femmes »
Anne Verjus (CNRS, Triangle, Ens de Lyon) : Une société sans pères peut-elle être féministe? L'empire des Nairs de James H. Lawrence Anne Verjus
5 000 €
Réf : 76800
Commander
Réserver