Antoine de SAINT-EXUPERY
Manuscrit inédit et variantes de "Lettre à un otage"
New York 1942, 21,5x27,8, 5 feuillets sous chemise et étui.
« Car le désert n'est pas là où l'on croit. Le Sahara est plus vivant qu'une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés » (f. 3)Cinq pages sur papier pelure blanc filigranées « Esleeck Fidelity Onion Skin Made in USA », stylo noir, foliotation autographe au stylo noir sur la première page (1), foliotation postérieure au crayon violet (
0428-0432). Traces de rouille, nombreuses pliures marginales.
Nombreux passages biffés, ajouts dans les marges, corrections et ratures. Passages restant à déchiffrer.
La Smithsonian Institution (Archives of American Art) conserve le tapuscrit final de Lettre à un otage, ainsi que des épreuves manuscrites que Saint-Exupéry confia à la célèbre peintre expressionniste Hedda Sterne le 16 avril 1943, avant de partir pour Oran.
Précieux manuscrit autographe d'ébauches de Lettre à un otage, offrant des variantes et des passages inédits de ce vibrant plaidoyer sur l'amitié et le respect de l'homme durant les temps sombres de l'Occupation.Saint-Exupéry révèle également la raison – inconnue des biographes – qui l'a poussé à publier ce texte séparément afin de protéger des représailles nazies son meilleur ami Léon Werth, à qui il dédiera Le Petit Prince.Notre manuscrit, écrit durant son exil new yorkais en 1942, plonge le lecteur dans les années de tourmente qui suivirent la déclaration de guerre, alors que Saint-Exupéry, le « soldat sans emploi », souffre de l'inaction qui règne au sein des exilés français à Manhattan.
Lettre à un otage fut originellement destinée à servir de préface au roman de Léon Werth
Trente-trois jours, que devait publier Saint-Exupéry depuis New York. Le roman, ouvertement antinazi et écrit immédiatement après la débâcle française de 1940, exposait Werth, d'origine juive, aux sanctions de l'occupant. Saint-Exupéry justifie dans le manuscrit sa décision de renoncer à sa publication et de faire paraître la préface individuellement en 1943, sous le nom de
Lettre à un otage, faisant de son ami Werth l'incarnation du peuple français captif de ses propres terres.
Notre jeu d'épreuves manuscrites se situe entre le projet de préface au roman de Werth, finalement abandonné, et le texte définitif de Lettre à un otage. Tandis que les trois premiers feuillets sont des variantes du texte publié de
Lettre à un otage, le quatrième et le cinquième, entièrement inédits, semblent être adressés aux éditeurs de Brentano's books, Jacques Shiffrin et Robert Tenger, à qui il confia l'édition du roman de Werth. Les feuillets constituent un éclairage fascinant sur les raisons méconnues qui ont forcé Saint-Exupéry à retirer sa préface :
« Dans le cas de Leon Werth qu'une préface aura fait solidaire du point de vue que j'y énonce, elle confirmera le danger de mort. Le livre de Werth n'est pas de nature à servir actuellement la défense des Français, et je préfère lui éviter des représailles stériles en ne publiant pas sa préface. » (f. 4) Conscient des risques courus par son ami resté en France, Saint-Exupéry décide de se désolidariser du roman de Werth et exhorte vivement ses éditeurs à faire de même :
« Par ailleurs, il me semble que les Brentano's ne peuvent que différer la publication de ce livre jusqu'à l'heure où la lecture aura sauvé Werth du danger de mort » (f.4) Saint-Exupéry avance dans le feuillet une raison supplémentaire :
« Par ailleurs ma présence sur le front... sera forcément diffusée par la propagande. Elle attirera certes des ennuis à ceux de France qui me sont chers » (f.4). Cette déclaration manifeste également son ardent désir de repartir à l'assaut, après de longs mois stériles parmi les « faux résistants » de Manhattan. Il reçut son ordre de mobilisation quelques mois suivant la rédaction de ces feuillets, et partit pour le front d'Afrique du Nord en avril 1943.
Saint-Exupéry fit la connaissance de Werth dans les années 1920 au Café des Deux-Magots par l'entremise de René Delange. Devenu pacifiste après les tranchées, Werth est par ailleurs l'auteur d'un chef-d'œuvre de la littérature de guerre (Clavel soldat, 1919). Une amitié improbable se noua entre l'écrivain aviateur et le penseur anarchiste, dont il appréciait les arguments et les idées justement parce qu'ils différaient souvent des siens. Après sa démobilisation en juin 1940, Saint-Exupéry rendit visite à Léon Werth à Saint-Amour en zone libre, dans la maison de campagne de sa femme, se trouvant relativement protégée des attaques antisémites. Werth l'encouragea vivement à partir pour les Etats-Unis, malgré les réticences de l'écrivain, qui sentait que quitter la France était un luxe réservé à quelques privilégiés. Arrivé en triomphe à New York le 31 décembre grâce à son roman
Wind, Sand and Stars qui avait remporté le National Book Award, Saint-Exupéry reçoit courant 1941 le manuscrit de Werth :
« Il y a quelques mois mon ami Léon Werth a fait parvenir aux E.U. un manuscrit intitulé 33 jours. Au cours d'une conversation privée et sans avoir pris connaissance du manuscrit j'ai proposé à M. Robert Tenger de préfacer celui-ci à compte d'ami. » (f. 4)
Cette préface, devenue par la suite
Lettre à un otage, exprime l'indicible souffrance d'une nation, qu'il compare – comme le firent Baudelaire ou Hugo avant lui – à un navire embarqué dans une sombre odyssée :
« Et voici qu'aujourd'hui où la France, à la suite de l'occupation totale, est entrée en bloc dans le silence avec sa cargaison, comme un navire tous feux éteints dont on ignore s'il surmonte ou non les périls en mer, loin de celui dont j'avais besoin pour exister, commence de hanter ma mémoire » (f.3). L'écrivain exilé sent s'étioler le mince fil qui le rattache à ses proches et à sa patrie :
« Et je me découvre menacé dans mon essence par la fragilité de mes amis. Celui-là a cinquante ans, il est malade et il est juif. Ainsi peut-être est-il plus menacé qu'un autre par l'hiver allemand […]. Alors seulement j'imagine qu'il vit. Alors seulement, déambulant au loin dans l'empire de son amitié, lequel n'a point de frontières, il m'est permis de me sentir non émigrant, mais voyageur » (f. 3) On rencontre des thèmes chers à Saint-Exupéry écrits au même moment dans
Le Petit Prince, et tout particulièrement dans sa dédicace à Werth, proche de la description de son ami donnée dans le manuscrit : « [...] cette grande personne est le meilleur ami que j'ai au monde. [...] [Elle] habite la France où elle a faim et froid. Elle a bien besoin d'être consolée […] ».
Les deux premiers feuillets sont par ailleurs de brillants exemples de la méthode de composition de Saint-Exupéry, qui consistait en la rédaction d'une série de textes parallèles, dans lesquels il tentait d'exprimer une idée semblable d'autant de manières différentes possibles. On y trouve deux réécritures du chapitre V de la future
Lettre à un otage, qui parut finalement en 1943, interrogeant l'avenir après l'effondrement du monde connu :
Premier feuillet
« Comment sauver l'accès à cette communication mystérieuse par où les hommes communient en un rendez-vous qui leur est commun ? Les craquements du monde moderne ont remis en question tous les systèmes de pensée. Il n'est pas de formule évidente ou universelle » (f. 1)
Deuxième feuillet
« Comment sauver l'accès à cette patrie mystérieuse ? Les craquements du monde moderne nous ont engagés dans les temps noirs où il n'est plus aucune formule évidente ou universelle. Les problèmes sont incohérents, les solutions inconciliables. Les synthèses différentes ne satisfont pas. La vérité d'hier est morte. Celle d'aujourd'hui est encore à bâtir et chacun ne détient qu'une parcelle de vérité » (f. 2)
Version finale publiée
« Les craquements du monde moderne nous ont engagés dans les ténèbres. Les problèmes sont incohérents, les solutions contradictoires. La vérité d'hier est morte, celle de demain est encore à bâtir. Aucune synthèse valable n'est entrevue, et chacun d'entre nous ne détient qu'une parcelle de la vérité. Faute d'évidence qui les impose, les religions politiques font appel à la violence. Et voici qu'à nous diviser sur les méthodes, nous risquons de ne plus reconnaître que nous nous hâtons vers le même but. » (
Lettre à un otage, 1943).
Lettre à un otage, qui parut à New York en juin 1943, fut la dernière œuvre jamais publiée du vivant de Saint-Exupéry, une année seulement avant sa disparition à bord de son Lightning.
Poignant éloge de l'amitié que porte Saint-Exupéry à la France occupée, cet important manuscrit l'éleva au rang d'ambassadeur de la lutte contre le nazisme et rendit également un dernier hommage à son ami Léon Werth, le dédicataire de son chef-d'œuvre, Le Petit Prince.Notre manuscrit est présenté sous une chemise en demi maroquin noir, plats de papier à motifs abstraits, contreplat d'agneau velours aubergine avec en regard la garde de plexiglas protégeant la lettre, étui bordé de maroquin noir, plats de papier à motifs abstraits, ensemble signé de P. Goy & K. Vilaine.