Louis, sous le pseudonyme de François la Colère ARAGON
Le musée Grévin
S.n. [Les Editions de Minuit & La Bibliothèque Française], s.l. [Paris & Saint-Flour] s.d. (1943), 21x27,5cm & 13,5x20,5cm, une feuille rempliée & un cahier agrafé.
Réunion des deux rares éditions originales de ce chef-d'œuvre de la littérature de la Résistance, publiée sans doute simultanément en zone nord et sud par les deux plus importantes maisons d'éditions clandestines de la Résistance.Au placard dépliant de six pages composé dans la secret atelier parisien des éditions de Minuit, fait écho la toute aussi modeste brochure imprimée sur les actives presses résistantes de Saint-Flour par René Amarger. Cet opuscule dont la couverture jaune fut réalisée, selon Aragon, « dans un petit stock de papier mural pour salle de bain, trouvé à Lyon » sera la première création de la maison d'édition fondée par Aragon puis dirigée par Paul éluard, La Bibliothèque Française.
C'est d'ailleurs autour de ce travail commun d'édition combattante que se renoue l'amitié entre les deux poètes séparés par les querelles surréalistes. Le premier geste d'éluard sera ainsi une contribution littéraire :
Sept poèmes d'amour en guerre. Publié la même année à la Bibliothèque française sous le pseudonyme de Jean du Haut, ce poème marquera l'entrée dans la clandestinité d'éluard. Pour sa part, Louis Aragon opta pour le pseudonyme de François La Colère, François pour la France humiliée et Colère contre le régime de Vichy.
Bien qu'après la guerre, certains ont considéré comme transparents les pseudonymes des poètes, notre exemplaire de la Bibliothèque Française témoigne du contraire, comme le montre son attribution fautive à éluard par une double mention manuscrite en tête de la couverture et en dernière page du poème. Mais cette confusion souligne également la proximité esthétique et politique des deux plus grands poètes de la Résistance.
Le
Musée Grévin, considéré dès sa parution comme « Les Châtiments de 1943 » (
Les étoiles, déc. 1943, n° 14), restera avec
Liberté de Paul éluard, « un des chefs-d'œuvre de la littérature clandestine ». Dans
L'Intelligence en guerre parue dès 1945, Louis Parrot, écrira à son propos : « ce poème, traversé d'images éblouissantes, est en même temps qu'une condamnation sans appel des traîtres, une prière, un acte de fois envers leurs malheureuses victimes. Il peint en termes vengeurs, les misérables qui les livrèrent aux bourreaux et évoque le visage de tant de femmes françaises torturées. »
Ce poème capital est en effet une des toutes premières évocations publiques, et la première littéraire, du camp d'Auschwitz :
« Aux confins de Pologne, existe une géhenne dont le nom siffle et souffle une affreuse chanson. Ausschwitz ! Ausschwitz ! Ausschwitz ! ô syllabes sanglantes ! Ici l'on vit, ici l'on meurt à petit feu. On appelle cela l'exécution lente. Une part de nos cœurs y périt peu à peu ».En 1949, sur l'exemplaire offert à ses amis Germaine et Eugène Henaff, Aragon affirmera, dans une note manuscrite, que l'édition de la bibliothèque française fut imprimée deux mois avant celle des éditions de minuit. Mais le poète écrira sur le même exemplaire que « dans le voyage où Elsa et moi apportions à Paris, (…) le manuscrit de ce poème (…) destiné à Vercors pour les éditions clandestines, (…) une fouille des voyageurs faillit empêcher jamais la parution de ce manuscrit. ». Aragon précise d'ailleurs que, venant d'apprendre « la mort de Maïe [Politzer] et de Danielle [Casanova] » (tuées à Auschwitz le 6 mars et le 9 mai 1943), il acheva dans le train son poème avec « les deux strophes en octosyllabes de la page 11 ». (Collection du Musée national de la Résistance)
Malgré cette contradiction du poète, on peut dater avec précision la publication de ce poème d'après la référence à Auschwitz et aux « cent femmes de chez nous » que cite Aragon. Il y eut en effet une première dénonciation des terribles conditions de détention du camp d'Auschwitz en janvier 1943 dans le journal résistant La Vérité, mais il ne sera fait mention « d'exécution lente » que dans un autre journal clandestin,
Les Étoiles n°14 d'août 1943 qui annonce pour la première fois la présence dans le camp des cent femmes otages disparues depuis leur déportation du camp de Romainville en janvier. Leur sort est en effet connu en août grâce au témoignage d'un évadé, que le comité du Front national vient tout juste de transmettre à De Gaulle. Un détail permet d'ailleurs de confirmer qu'Aragon prend connaissance de ces éléments par la lecture de ce journal, puisqu'il reproduit la coquille de l'article à « Ausschwitz », (qui était encore correctement orthographié « Auschwitz » dans l'article de
La Vérité en janvier).
Ce poème publié juste après la diffusion du journal fut donc composé dans l'urgence et inspiré par cette violente actualité. Car Aragon, comme éluard, se bat avec les mots en créant ce que Louis Parrot nomme une « poésie de circonstance » au sens noble : « Pour [Aragon], il n'y a d'autre poésie que la poésie militante. Un poème bien réussi est, pour lui, un fait de guerre […], un combat dont le poète ne peut jamais être absent, puisqu'il met en cause sa liberté, c'est-à-dire sa vie même. »
Très beaux et précieux exemplaires de ce poème majeur de la Résistance publié par les deux plus grandes maisons d'éditions fançaises nées sous l'oppression.
La vérité janvier 1943
exemplaire de Germaine et Eugène Henaff
Les étoiles décembre 1943
Les étoiles aout 1943