ALAIN-FOURNIER
Le grand Meaulnes
Emile-Paul frères, Paris 1913, 14,3x19,4cm, broché sous coffret et étui.
Édition originale, un des 20 exemplaires numérotés sur Hollande, le nôtre spécialement tiré pour l’auteur.
Coffret en plein maroquin rouge, dos à cinq nerfs, date en pied, maroquin rouge en encadrement des contreplats, contreplats et gardes de daim gris clair, étui bordé de maroquin rouge, emboîtage signé de J.-P. Miguet.
Provenance : bibliothèque R. et B. L. avec son ex-libris.
Précieux exemplaire offert à Madame Simone, maîtresse d’Alain-Fournier, portant cet envoi : « Exemplaire pour Madame Casimir-Perier. Henri Alain-Fournier. »On joint une émouvante lettre autographe signée d’Albanie Fournier, la mère de l’auteur, à Madame Simone, datée du 24 novembre 1917, trois pages in-8 sur papier de deuil, écrite alors qu’elle vient d’apprendre les fiançailles de sa correspondante avec François Porché : « […] Je suis déchirée. Simone, vous ne savez pas ce que vous êtes, ce que vous représentez pour moi, ni combien je vous aime. C’est mon Henri qui s’est incarné en vous ; en vous aimant, c’est lui que j’aime.Mais pourquoi vous remarier, ma Simone, pourquoi aliéner votre liberté ? Vous êtes si indépendante, si bien ainsi ! […] Et s’il revient jamais ? Ah ! c’est tellement atroce, qu’il ne faut pas y penser ! […] Combien vous avez dû souffrir, chère Simone, pour prendre une semblable décision. J’espère encore que ce n’est qu’un mensonge du journal Le Sourire. Mais quoique vous fassiez, je vous aimerai toujours, je sens qu’il m’est impossible de me détacher de vous. »Sous l’hommage poli à la femme de Claude Casimir-Perier couve le feu de l’ultime passion et seul véritable amour partagé d’Alain-Fournier.
La rencontre d’Alain-Fournier et de Pauline Casimir-Perier – « Madame Simone » – coïncide avec la réapparition dans la vie d’Alain-Fournier d’Yvonne de Quiévrecourt.
Yvonne, « si belle que la regarder touche à la souffrance », est une jeune femme furtivement aperçue dans la rue en 1905. Immédiatement et irrémédiablement épris de cette « hampe de lilas blanc », le lycéen de dix-huit ans la suit dans la rue pendant une semaine avant de l’aborder et de lui avouer son amour. Mais Yvonne est déjà promise et après avoir accordé au jeune homme quelques heures de flânerie dans Paris, elle quitte définitivement la capitale.
Henri Fournier ne se remettra pas de cette rencontre amoureuse. La jeune femme deviendra Yvonne de Galais dans
Le Grand Meaulnes, roman cathartique composé tant pour exorciser cet amour chimérique que pour tenter de conquérir Yvonne retrouvée en 1912 grâce à une agence de détectives.
C’est à cette même époque, alors qu’il achève son roman sous le nom d’Alain-Fournier, qu’Henri Alban Fournier devient par l’intermédiaire de Péguy le secrétaire particulier de Claude Casimir-Perier et rencontre ainsi Pauline, épouse de Claude et célèbre comédienne sous le nom de scène « Madame Simone ». Débute alors la seconde et ultime grande histoire d’amour d’Alain-Fournier qui seule aura raison des huit ans d’obsession de l’écrivain.
« Madame Simone, l’autre figure féminine de sa recherche éperdue d’absolu et de fusion. Yvonne et Simone sont les deux versants de cet univers singulier où le réel et le rêve s’affrontent, échangent leurs prestiges, font émerger de la brume des mots de passe fatals, des sésames éblouissants, pour traduire au plus près ce qui advient entre le mortel et l’immortel. » (
Alain-Fournier par Violaine Massenet, p. 62)
Pourtant, en 1913, quelques mois avant la parution du
Grand Meaulnes, cet amour naissant se heurte à cet autre qui ne veut pas mourir.
Avant même que débute véritablement leur relation amoureuse, Alain-Fournier confie à Simone ces quelques mots énigmatiques, semblant signifier qu’avec la fin de son roman, il libère également son cœur :
« Le grand Meaulnes a abandonné avant-hier, le jour même de ses noces, la jeune fille qu’il avait cherchée, aimée et poursuivie pendant toute son adolescence. »
Au même moment, Alain-Fournier écrit une lettre passionnée à Yvonne récemment retrouvée : « Il y a plus de 7 ans que je vous ai perdue. […] Depuis ce temps, je n’ai pas cessé de vous chercher. […] Je n’ai rien oublié. J’ai retenu précieusement, minute par minute, le peu de temps que je vous aurai vue dans ma vie. […] Vous ne m’aviez accordé qu’un moyen de vous rejoindre et de communiquer avec vous, c’était d’obtenir la gloire littéraire. » Cependant, il ne parvient pas à envoyer sa lettre et la garde sur lui pendant plus de sept mois.
En mai 1913, au sortir de la première du
Sacre du Printemps, il passe sa première nuit avec Simone et lui écrit une semaine plus tard :
« Je vous aime. La nuit du Sacre, en rentrant, j’ai vu qu’une chose était finie dans ma vie et qu’une autre commençait, admirable, plus belle que tout, mais terrible et peut-être mortelle. De cette fièvre-là, moi, je ne suis pas guéri…. »
Un nouvel amour vient de naître, qui devra s’opposer à d’autres figures féminines omniprésentes dans la vie d’Alain-Fournier : Yvonne, sa sœur Isabelle et sa mère Albanie.
« C’est hors de portée de ces figures sacrées que Simone prend corps et âme. Ce n’est qu’une fois son roman achevé et ses derniers espoirs abolis qu’Henri peut se consacrer à son nouvel amour, si différent de celui d’Yvonne, si réel celui-là. Pour y parvenir, il lui aura fallu surmonter un passé de légende, conquérir le présent imparfait, s’éloigner aussi de la petite compagne d’enfance, Isabelle, à qui il a dédié
Le Grand Meaulnes, adieu autant qu’hommage. » (
ibid., p. 227)
Nous sommes à l’été 1913, Alain-Fournier, dont la vie est indissociable de son roman, porte toujours sur lui la lettre à celle qu’il nomme lui-même « Yvonne de Galais ».
Le Grand Meaulnes a commencé de paraître en revue à la NRF quand il se décide enfin à rencontrer la véritable Yvonne, mariée et mère de deux enfants : « le choc est rude, la réalité charnelle de la vie d’Yvonne s’impose à Henri dans toute sa violence » (
ibid., p. 226).
Rien n’adviendra de ces courtes entrevues et Alain-Fournier ne cherchera plus jamais à revoir Yvonne. Achevé, le roman de cet amour illusoire paraît en octobre avec une dédicace à l’autre amour impossible de Fournier : sa sœur, Isabelle Rivière.
Mais
Le Grand Meaulnes comme le cœur de Fournier appartient désormais à Simone dont « la monotonie d’exister » s’est changée en « plaisir subtil » depuis la lecture du manuscrit début 1913.
Dès lors, au grand dam d’Isabelle et de Jacques Rivière, elle décidera de l’avenir de l’ouvrage et de son auteur. C’est elle qui, avec Péguy, incite Alain-Fournier à publier chez Emile-Paul et à tenter d’obtenir le prix Goncourt. C’est elle qui présente le manuscrit au président de l’Académie Lucien Descaves et qui mène une campagne effrénée pour que le prix soit décerné à son amant. Et c’est peut-être à cause de l’excès de cette campagne que le jury refusera ce prix à Alain-Fournier. Puis, à son tour,
Colombe Blanchet, le second roman - resté inachevé - d’Alain-Fournier sera tout entier colonisé par Simone qui s’imposera rapidement comme personnage central sous les traits d’Émilie.
La relation tumultueuse et passionnée, intellectuelle autant que charnelle, qu’entretiennent Alain-Fournier et Simone ne sera pas atténuée par la déclaration de guerre. Les deux amants décident de se marier au retour d’Henri, et Simone est alors présentée à Albanie, la mère d’Alain-Fournier qui immédiatement s’éprend de la jeune femme, malgré l’inconvenance de leur relation adultérine.
Les deux femmes vont alors vivre ensemble, dans la maison de Cambo-les-Bains, la longue attente des nouvelles du front : « combien je m’estime heureuse d’être auprès de cette femme si bonne et si dévouée ».
Elles se rendent ensemble à Bordeaux « dans l’espoir d’y rencontrer Aristide Briand et de lui demander pour Henri un poste d’interprète aux armées ». Et, sans savoir qu’Alain-Fournier est porté disparu depuis le 22 septembre, elles ne cessent de lui envoyer jusqu’au 14 octobre des lettres d’espoir et de crainte :
« Je suis à la guerre avec toi, au combat avec toi. Ta mère […] laisse silencieusement couler mes larmes et me dit seulement de loin en loin : "vous savez bien qu’il ne peut rien lui arriver". »
Si quelques jours avant de mourir Alain-Fournier, qui a demandé aux autorités militaires de renvoyer ses affaires en cas de malheur à Madame Casimir-Perier, se soucie encore de son amour pour Yvonne, c’est pour y mettre un terme absolu. Sur une carte-lettre non datée, il implore Marguerite Audoux de détruire deux lettres témoignant de ses dernières hésitations entre Yvonne et Simone : « Il y a quelqu’un que j’aime plus que tout au monde. Il ne faut pas qu’un jour ces lettres puissent lui tomber dans les mains et lui faire croire qu’il a pu y avoir partage ou restriction dans mon immense amour. Je compte sur vous d’une façon absolue pour faire brûler ces lettres. »
En 1917, lorsqu’Albanie apprend par la presse que Simone doit se marier avec François Porché, elle croit encore au retour de son fils dont le corps a disparu et ne peut comprendre une telle désaffection. En réalité, Pauline Benda anéantie par la mort d’Alain-Fournier trouve auprès de François Porché, gravement blessé, un compagnon de douleur. Ils ne se marieront qu’en 1923 pour « sauver ce qu’il restait à sauver » comme Simone le raconte dans son autobiographie
Sous de nouveaux soleils.
Une provenance parmi les plus émouvantes pour cet exemplaire sur Hollande de l’un des plus grands romans du XX
ème siècle, parfaitement conservé dans un remarquable coffret de Miguet.