Anna AKHMATOVA
Бег времени - Beg vremeni 1909-1965 [La Course du temps]
Sovetsky pisatel, Moscou & Léningrad 1965, 14,5x13cm, reliure de l'éditeur.
Édition originale dont il n'a pas été tiré de grands papiers.
Reliure de l'éditeur en pleine toile grise, sans la jaquette illustrée d'un dessin de Modigliani.
Exceptionnel envoi autographe en russe signé et daté d'Anna Akhmatova sur la page de faux-titre : « à David Carver, encore un rappel des pins de Komarovo, Anna Akhmatova 23 février 1966 ».Une discrète tache sur le premier plat, dos légèrement passé, sinon bel exemplaire.
Anna Andreïevna Gorenko, dite Anna Akhmatova, est sans doute la plus grande poétesse russe et, au panthéon slave, se tient aux côtés de Pouchkine dont elle hérita la puissance évocatrice « par-dessus le temps, les écoles et les modes littéraires », mais également la renommée. Elle fut très tôt surnommée « l'âme de l'âge d'argent » en référence à « l'âme de l'âge d'or » qu'était Pouchkine.
Admirée de l'écrivain Boris Pasternak, aimée des poètes Alexandre Blok et Ossip Mandelstam, muse des peintres Amedeo Modigliani et Natan Altman, la « reine de la Neva » ne composa pourtant que très peu d'ouvrages, la plupart avant 1922, puisqu'elle fut ensuite interdite de publication pendant plus de trente ans. Censurée, poursuivie, dénigrée par le pouvoir communiste, Akhmatova fut cependant profondément aimée et entendue par le peuple russe dont elle partagea les heures sombres et qui connaissait par cœur ses vers. Malgré la mort de son mari, l'emprisonnement de son fils et sa propre déportation, « l'icône de la souffrance russe » refusa tout exil salvateur :
« Non, ce n'est pas sous un ciel étranger,
à l'abri des ailes étrangères que j'étais,
Mais au milieu de mon peuple,
Là où, pour son malheur, mon peuple [était. »
Elle surmonta l'interdiction d'écrire en dictant ses poèmes à sa fidèle amie la poétesse Lydia Tchoukovskaïa, pour, comme l'écrira à sa mort son disciple Joseph Brodsky, « dot[er] de parole un monde sourd-muet ». Ce n'est qu'après la mort de Staline en 1953 que, progressivement, Akhmatova put enfin faire éditer en Union Soviétique une partie de ses œuvres, dont cette unique anthologie – amputée cependant du trop virulent
Requiem. Ce fut une véritable mais tardive consécration nationale pour la poétesse et la dernière œuvre publiée avant sa mort, en 1966.
« L'époque sévère
m'a détournée comme un fleuve vers
un autre lit. On m'a changé de vie.
Voici qu'elle coule à présent ailleurs.
Et je ne connais pas mes propres rives. »
En Occident, où fut publié
Requiem deux ans plus tôt à Berlin, Akhmatova fut découverte en partie grâce à l'action du PEN Club. Cette association internationale d'écrivains fondée en 1921 pour « rassembler des écrivains de tous pays attachés aux valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible » deviendra l'une des plus importantes organisations non gouvernementales de défense de la libre circulation des hommes et des idées. Longtemps cantonné à l'Occident, le PEN s'ouvre au monde soviétique à partir des années 50, sous l'impulsion de David Carver. En pleine guerre froide, le puissant secrétaire du PEN fait notamment élire à la présidence du Club Arthur Miller pour ses bonnes relations avec les soviétiques et organise avec la COMES (Communauté européenne des écrivains) dont il est observateur, les premières rencontres entre écrivains occidentaux et soviétiques. Akhmatova sera, grâce à ce rapprochement inédit, le premier écrivain de l'Union Soviétique à être célébré par un prix international en 1964, décerné par la COMES, après le prix Nobel que Pasternak dut refuser en 1958.
En 1965, Carver invite Akhmatova à participer à un colloque du PEN en Yougoslavie. Mais la poétesse, très affaiblie, ne peut s'y rendre : « J'aimerais y aller, écrit-elle à Tchoukovskaïa, le thème m'intéresse énormément, « la Littérature et les lecteurs ». D'après les Européens eux-mêmes, il y a en Europe une crise de la littérature : on l'aime moins, on s'en soucie moins, etc. Il n'en va pas ainsi chez nous. Je leur aurais fait un exposé fondé sur des lettres de lecteurs. En ce moment, chez nous, on aime la poésie comme jamais on ne l'a aimée. Pour quelle raison, à votre avis ? Je pense que c'est parce que chez nous, elle tient lieu de tout. De religion, de politique, de conscience… De tout. Oui, oui, elle tient lieu de tout. »
Malgré son cœur fragile bientôt terrassé par la maladie, elle effectue toutefois un second et dernier voyage à Paris – plus de cinquante ans après son séjour avec Modigliani. à son retour, elle soulignera à nouveau la spécificité de l'âme russe : « Les Français, écrit-elle, étaient abasourdis, des lettres écrites [à mon attention] par des marins et des bûcherons. Chez eux, personne ne lit de poésie, à part une couche très mince de l'intelligentsia. Et là, vous vous rendez compte, des marins et des bûcherons ! »
La superbe dédicace qu'Akhmatova adresse à Carver, dix jours avant sa disparition, sur cette bien nommée « Course du temps » témoigne de la complicité unique nouée entre la lucide poétesse et l'idéaliste secrétaire. Si l'on connait les multiples voyages en URSS qu'accomplit Carver en vue de créer un PEN russe avec l'Union des écrivains Soviétiques, on ne sait rien en revanche de ses relations sur place avec Akhmatova, éphémère présidente de cette organisation d'état (dont elle avait pourtant été jadis violemment exclue à cause de ses écrits). Il semble donc qu'elle ait accueillie Carver dans sa dernière résidence de Komarovo. L'égérie des acméistes (ce mouvement poétique qui prône « l'unité indivisible de la Terre et de l'Homme ») partagea avec ce nouvel ami, l'acuité de son regard sur le monde, tout entier contenu dans les « reflets d'un ciel qui s'éteint » sur les murs d'une prison de Léningrad, ou dans ce « rappel des pins de Komarovo ». C'est dans le petit cimetière au pied de ces arbres que la poétesse sera inhumée.
D'une grande rareté, les dédicaces d'Akhmatova, de surcroît à un occidental, portent la marque de la terrible épreuve du peuple Russe dont témoigne la « parole souveraine » de la poétesse.
Fidèle à cette lourde responsabilité, elle signe ici sans doute une de ces ultimes dédicaces à l'un des hommes qui contribua à sa reconnaissance internationale et auquel elle offre ce modeste recueil contenant – presque – toute son œuvre et enrichi du souvenir de l'imposante forêt russe dressée devant la mer.
« Telle est ma vie, telle est ma biographie. Qui donc irait dire non à sa propre vie ? » (Incipit de
Requiem)