Louis-Ferdinand CELINE
Lettre autographe signée de Louis-Ferdinand Céline au docteur Tuset et à Henri Mahé "Ces choses-là ne s'oublient pas. Tout est poésie ! "
Copenhage 10 avril [1947], 22,5x28,4cm, 6 pages sur 3 feuillets.
Très longue lettre autographe signée "Dest" au docteur Tuset et à Henri Mahé, datée du 10 avril [1947] à Copenhague, 130 lignes à l'encre bleue sur six pages pleines, corrections et soulignements de la main de l'auteur. La date indiquée par l'auteur du 10 mars est erronée, Naud n'acceptant de défendre Céline qu'en avril 1947.
Pliures inhérentes à la mise sous pli ayant provoqué d'infimes déchirures sans manque de texte.
Affaibli par son exil, Céline se réfugie dans sa correspondance où les multiples évocations du passé constituent des repères qui le rattachent à la vie. En 1947, Céline, poursuivi par la justice française pour son engagement collaborationniste, est reclus à Korsør, au Danemark. Epuisé par son isolement, Céline tente de maintenir un contact permanent avec son cercle d'amis français et parmi eux, le docteur Augustin Tuset, figure autour de laquelle gravite le monde des arts de Quimper, «
cette petite Athènes au bord de l'Odet ». La période d'exil permet à Céline de renouer avec le monde de l'avant-guerre ressurgissant à travers les abondantes listes de noms parfois non identifiés : «
et Mme. Le Gallou ? Et votre assistante ? Et Desse ? […] Et les frères confitures, et leur grand-père divin ! et Le Floche ? Et Rosbras ? […] Et Troulalaire ? Et notre si gentille crêpière. Je n'en aurais pas fini ». Les différentes époques de la vie de Céline s'entrecroisent dans la correspondance du Danemark, donnant à la mémoire un rôle à la fois néfaste et salvateur pour l'auteur : «
Je suis inépuisable aux souvenirs. L'atroce est que je n'oublie jamais rien. Il faudrait bien que j'oublie certaines choses […] Ah Marie Bell, mes amours ! […] elle était vraiment extraordinaire dans Armide ! Ces choses-là ne s'oublient pas. Tout est poésie ! ». L'écriture de la lettre épouse le fil de la pensée de l'auteur, n'effectuant aucune transition entre les sujets : «
Maria le Bannier nous écrit souvent. Je l'aime bien. C'est un tempérament et tout un trésor de Bretagne. Et Saudemont ? Vers quelles ivresses ? Serre bien la main de Pipe. Affection à Stève. […] comment va la mère de Madeleine ? Nous parlons souvent de la « Puce ». Leur pauvre petite chatte… » Aucune affaire n'est épargnée par la soif de Céline de retrouver les repères familiers dans sa solitude où finit par poindre la fatigue qui l'accable : «
Jusqu'où vont nos souvenirs… »
A l'instar de plusieurs autres missives de la correspondance danoise, cette lettre est destinée à deux interlocuteurs : le docteur Tuset, mais aussi le peintre Henri Mahé, qui présenta d'ailleurs le premier à Céline. Le ton change significativement lorsque l'écrivain, s'adressant à son ami de longue date, quitte cette bienveillance nostalgie pour laisser éclater sa colère : «
[…] prévenez Henri que Karen est à rayer une fois pour toutes ! ». Ici s'ouvre le long et virulent récit de l'un des tournants principaux de l'épopée du Danemark. Céline avait, avant son exil, confié de l'or à la danseuse Karen Jensen (dédicataire de
L'Eglise). Assistée d'Ella Johansen, cette dernière mit des appartements à la disposition des Destouches qui s'y réfugièrent à leurs sorties respectives de prison. Dépositaires de l'or de Céline dont la réserve diminue de manière suspecte, les deux femmes sont ici violement prises à partie : «
Elle [Karen] et son amie se sont comportées comme des sorcières de Macbeth et en plus pillardes, canailles. Des monstres. Elles ont littéralement torturé la pauvre Lucette. Deux mégères en délire […] Son amie Johansen, ivrogne aussi hystérique, méchante, envieuse, un monstre. ». Céline va même jusqu'à les comparer à «
Landru […] plus timides, plus sournoises, mais textuelles ». La colère doublée de frustration de Céline n'épargne personne, pas même sa propre fille : «
La mienne d'enfant, Colette, végète à Paris, la pauvre conne »
L'exil mais surtout la période de prison que Céline a endurée lui fournissent une source intarissable de fureur qui lui inspire des lignes aussi percutantes que celles qui forment ses romans :
« Ce fut un cauchemar de 17 mois, méticuleux. Et avec toute la monstrueuse hypocrisie protestante ! Pour notre bien ! toujours de superbes alibis pour les pires crimes, les plus écœurantes lâchetés. Au résultat, j'ai été dépouillé de quelques millions, le plus hypocritement du monde, sous chantage, et rien à dire, absolument rien ». Les aphorismes, particulièrement présents dans cette lettre, sont le signe de la fusion permanente entre style et écriture épistolaire : «
L'or rend fou, vous le savez, et folle, car tout ce monde est rastaquouère, vit bien au-dessus de ses moyens. Voyages, robes, alcools, jeu, etc… Victimes du cinéma ! ».
L'éloignement de Céline le rend d'autant plus soucieux de l'évolution de sa situation dans la capitale, auprès de ses amis comme de ses ennemis, parmi lesquels se distinguent une fois encore toutes les relations artistiques de Céline : «
Daragnès, qui me condamnait fort à la pendaison en juin 1943 […] se rachète, il semble, en se remuant un petit peu auprès de ses amis : . du Quai d'Orsay. Il le faut. » La mention de Gen Paul, autre figure de peintre qu'il a quitté sur une dispute, est significative de son affection pour celui qui appelle « son frère » et dont il fera un personnage central de
Féerie pour une autre fois, alors en travail à cette époque :
« Quant à Popaul, jaloux comme trente-six tigres, maléficieux comme 40 sorcières, je l'aime bien et tout est dit. Il a au moins l'immense avantage de ne jamais être emmerdant ». Cette lettre d'une grande densité constitue un témoignage quotidien des étapes de « l'affaire Céline » notamment du côté de sa défense : « […]
Maître Naud, l'avocat de Laval, qui veut bien prendre ma défense ». On note aussi l'une des premières occurrences de Milton Hindus «
un très affectueux défenseur […] un juif professeur de littérature à Chicago » qui manifeste à l'auteur son admiration pour son écriture et qui lui rendra visite en 1948. Céline ne ménage pas ses opposants, armé de son sarcasme habituel : «
[…] son attaché de presse Raynaud, un petit merdeux chienlit, maquisard, pénible scribouilleux de quelque Marmande, mais communiste, qui me relance dans les canards danois. Bref on s'amuse. Que de coups de pieds au cul… »
Cette précieuse lettre saisit un moment clef de l'exil danois où apparaît un Céline qui ne vit qu'à travers sa correspondance : « Positivement nous ne tenons plus debout ni l'un ni l'autre. Même Bébert en fut. Il nous fait bien plaisir d'avoir de vos nouvelles qui nous rendent un peu d'espoir et d'existence. »
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