Une dédicace unique de Proust sur un de ses textes phares nous promène dans le Paris de la Belle Époque et nous susurre les secrets de cet illustre écrivain.
A travers une fausse citation, l’encre bleue de Proust révèle ici sa pensée artistique du Vrai par l’Art, sur une œuvre embellie des illustrations d’une de ses amie, Madeleine Lemaire.
Les symboliques de ce que représente cet ouvrage délient le mystère sur la relation avec Jean Béraud, soulignent l’importance du duel contre Jean Lorrain et incarnent les prémices de celui qui deviendra l’écrivain du Temps.
Édition originale sur papier courant, illustrée de dessins de Madeleine Lemaire dont 14 hors-texte, préface d'Anatole France et partitions par Reynaldo Hahn.
Reliure en demi chagrin rouge, dos à cinq nerfs, gardes et contreplats de papier à la cuve, encadrement d'une large dentelle dorée sur les contreplats, couvertures et dos conservés, tête dorée, filet doré sur les coupes, reliure de l'époque signée Franz.
Exceptionnel envoi autographe signé de Marcel Proust au peintre Jean Béraud suivi d'une longue profession de foi artistique manuscrite entièrement inédite de Marcel Proust maquillée en fausse citation « extrait[e] d'un vieux livre d'esthétique ».
Exemplaire enrichi d'une aquarelle originale de Madeleine Lemaire signée.
En 1913, Jean Béraud sera, avec Lucien Daudet, l'un des deux seuls dédicataires de Du côté de chez Swann sur japon dont il recevra le n° 3 (l'exemplaire, n° 2 de Gaston Calmette, ne comporte pas d'envoi et les deux derniers exemplaires sur japon ne seront dédicacés qu'après 1918 à Jacques de Lacretelle et Louis Brun). Ce don exceptionnel témoigne moins de l'hommage d'un artiste que de la reconnaissance d'un homme. Jean Béraud fut en effet, en 1897, le témoin de Marcel Proust dans le duel qui l'opposa à Jean Lorrain, après sa critique diffamatoire des Plaisirs et les Jours. Simple anecdote pour Lorrain, le duel fut pour Proust un acte fondateur qui participa sans doute à l'émergence chez le jeune mondain d'un sentiment de légitimité, jusque-là entravé par ses origines juives et sa condition de simple bourgeois, homosexuel et journaliste d'à peine 25 ans. C'est d'ailleurs après ce duel que Proust organise son premier dîner « des plus littéraires et des plus élégants – rapporte-t-il lui-même dans Le Gaulois – qui réunit pour la première fois ses nombreux amis ».
« C'est moi qui vous écris parce que c'est moi qui donne le dîner, chez moi » insiste Proust dans sa lettre d'invitation à Robert de Montesquiou.
Cette Cène proustienne (exactement 12 invités, tout de même) inaugure l'entrée en littérature de Marcel et son adoubement par la grande société artistique et aristocratique. Anatole France, préfacier des Plaisirs et les Jours, en est la figure centrale, entouré de « quelques autres hommes distingués » dont le Marquis de Castellane, le Comte Louis de Turenne et surtout des deux témoins de sa transfiguration, Gustave Borda et Jean Béraud.
Si la participation de Jean Béraud à l'avènement de Marcel Proust aboutira, quinze ans plus tard, à ce don d'un japon de Du côté de chez Swann, les origines de l'amitié entre l'écrivain et le peintre motivant l'audacieuse demande d'assistance du duelliste demeurent jusqu'à présent obscures.
C'est justement chez l'illustratrice des Plaisirs et les jours, que le très jeune chroniqueur du Figaro rencontre, dans les années 90, l'un des principaux peintres de la vie parisienne de la Belle Époque, Jean Béraud, ami de Madeleine Lemaire et l'un des premiers habitués de son Salon artistique, littéraire et mondain. Pourtant, si plusieurs relations de dîners attestent de leur fréquentation, ni la biographie, ni la correspondance de Marcel Proust ne font mention d'une quelconque affinité entre les deux hommes jusqu'au duel de Proust.
Bien que nul ne puisse ignorer la profonde intimité de leurs œuvres respectives, paraissant parfois même s'illustrer l'une l'autre, Proust ne fait jamais d'allusion directe à Jean Béraud avant 1897.
La dédicace de cet exemplaire, jusqu'à présent inconnu, est sans doute la première déclaration d'admiration que Marcel Proust se permet d'adresser à ce peintre renommé dont il partage les vues esthétiques et les sujets de prédilection. Car loin d'un simple hommage de reconnaissance respectueuse et polie, cette dédicace révèle la profonde connivence intellectuelle et artistique entre Proust et Béraud et éclaire les événements à venir.
Marcel Proust fut généreux en dédicaces sur ce premier ouvrage et on a pu recenser au moins 50 exemplaires avec envoi autographe sur les seuls 300 qui s'écoulèrent en vingt ans. L'éditeur Calmann-Lévy se plaindra d'ailleurs en 1918 d'en avoir conservé encore près de 1200, la plupart non encore brochés. Marcel Proust ayant alors partiellement renié cette première ébauche – aujourd'hui considérée comme la véritable genèse de La Recherche – il ne cherchera pas à reprendre sa diffusion après le commencement de parution de La Recherche (la rareté des exemplaires sur le marché laisse présumer une disparition du stock restant).
Mais en 1896, l'illustre inconnu Marcel Proust, fier de son œuvre mise en images par celle dont « l'excellent talent s'étend à tous les genres » et mise en musique par Reynaldo Hahn, l'offre généreusement à tous ses amis et habitués du Salon de « la Patronne » (surnom de Madeleine qui deviendra celui de sa projection littéraire, Mme Verdurin).
Modestie de la jeunesse, manque d'assurance ou prestige de ses dédicataires, les envois autographes du jeune prétendant au statut d'écrivain sont peu bavards. Sur la trentaine de dédicaces strictement d'époque que nous avons pu recenser, une seule autre est conséquente : la dédicace à Madame Armand-Cavaillet, qui obtint pour Proust la prestigieuse préface d'Anatole France, est en effet enrichie d'une longue citation de celui-ci.
Ce n'est qu'à partir de 1899 que Proust embellira quelques précieux exemplaires de somptueux exergues manuscrits à pleine page.
L'importance de la dédicace à Jean Béraud, strictement contemporaine à l'édition – comme l'atteste la graphie de la signature spécifique de cette époque – est donc une exception parmi les hommages et reconnaissances autographes distribués par Proust. Mais le recopiage d'un « vieux livre d'esthétique » en guise d'hommage d'un jeune homme de 25 ans à un grand peintre de 22 ans son aîné, avec lequel il ne partage aucune complicité avérée, est un geste encore plus surprenant.
Et, de fait, ladite citation n'est en réalité qu'un subterfuge pour atténuer l'audace de l'éloge proustien à ce peintre admiré et lui présenter, sous couvert d'une nébuleuse autorité, une véritable analyse de son œuvre et une théorie artistique personnelle et ambitieuse.
Le style et la qualité d'écriture rendent transparente l'attribution réelle de cet « extrait ». Mais plus encore, ce texte inédit est une claire référence au tableau La Madeleine chez le Pharisien (1891) dans lequel Jean Béraud propose une vision moderne de la visite de Jésus chez le pharisien Simon. Cette scène de l'Évangile est projetée dans un dîner mondain présidé par Renan, où figurent nombre de personnalités parisiennes dont le chimiste Eugène Chevreul, Alexandre Dumas fils, le militant socialiste Albert Duc-Quercy et la demi-mondaine Liane de Pougy.
Par une coïncidence extraordinaire, le « vieux livre » de Proust fait justement l'éloge de l'artiste « au cœur généreux subordonnant la Beauté aux fins plus hautes qu'elle exprime, adorant le Christ, non pas en dilettante curieux de tous les archaïsmes, [...] mais comme une réalité vivante, comme un grand fait moral que la conscience dégage peu à peu du milieu antithétique des lamentables faits contemporains. »
L'hommage est appuyé mais sans arrogance, libre de susciter l'appréciation ou l'indifférence du maître. La suite ne pourrait être que flatterie : « en tel artiste [...] vous reconnaîtrez la race de cet Angelico qui faisait un tableau comme il faisait sa prière ». Elle est cependant bien plus que cela.
Car ce qui fait l'importance de cette pensée inédite, c'est peut-être moins ce qui lie Proust à Béraud, que sa résonance avec cet autre essai esthétique capital de Proust : Contre l'obscurité contemporain de la dédicace puisqu'il parait le 15 juillet 1896 dans la Revue Blanche.
Comme le note Jean-Yves Tadié, « l'esthétique de Proust, formulée [dans Contre l'obscurité] avec vigueur, ne changera plus ; c'est donc une date capitale dans la généalogie de ses idées. ».
Le parallèle entre les deux textes est frappant.
Tous deux s'ouvrent sur une référence à Darwin : « La langue pour rester vivante doit changer avec la pensée, se prêter à ses besoins nouveaux, comme les pattes qui se palment chez les oiseaux qui auront à aller sur l'eau » (C.O), « Les "genres" intellectuels se transforment comme les espèces animales » (V. L. E) ;pour se poursuivre avec une diatribe contre la pauvreté artistique de son époque : « Quant au talent qui n'a jamais été très commun, il semble qu'il y en eut rarement moins qu'aujourd'hui. » (C. O.), « Au milieu même de la corruption d'une époque sans foi, où la théorie de l'art pour l'art fait place à la pratique de l'art pour le plaisir » (V. L. E).
Mais contrairement à son article de la Revue Blanche, le « Vieux livre d'Esthétique » de Proust révèle des convergences troublantes avec l'esthétique mallarméenne.
Bien que Proust relègue la théorie de « l'Art pour l'art » à une époque révolue, il lui concède une plus grande pertinence qu'aux pratiques actuelles de « l'art pour le plaisir ». Et si ses piques sur « le symbole indifférent et poétique » et le « dilettante curieux de tous les archaïsmes » (ce même archaïsme dont Proust vantera le charme un mois plus tard à propos d'un poème de... Mallarmé, in corr. T.II p. 111)), stigmatisent ses anciens amis symbolistes, son éloge de « tous ceux qui, à chaque époque de l'art, ont pensé qu'il y avait quelque chose de plus important que l'art même et qui en fait, quand l'art l'exprime, le prix et la dignité » nuance fortement la condamnation sans appel de Contre l'obscurité.
Proust exprime ici, sous le double voile d'une citation imaginaire et d'un réel éloge de son dédicataire, une pensée artistique qui fait suite à sa dispute esthétique avec Mallarmé. Mais rectifiant le tir de son article, il rejoint le poète symboliste, sans doute malgré lui, dans une même quête du Vrai par l'Art. Que celle-ci soit exprimée sous la forme d'une apologie d'un art christique « en esprit et en vérité », ou sous celle d'un « face à face avec l'Indicible ou le Pur » (Mallarmé, Divagations, 1897), une même quête de Vérité artistique anime les deux écrivains à l'origine de l'aventure littéraire et poétique du XXè siècle.
Cet exceptionnel texte-dédicace inédit de Marcel Proust à Jean Béraud sur sa première œuvre est capital à plus d'un titre.
Il s'agit d'une des seules dédicaces-fleuves sur la première œuvre de Marcel Proust rédigée strictement à l'époque et enrichie de surcroit d'une aquarelle originale de Madeleine Lemaire.
Le don de cet exemplaire unique pose les fondations, jusqu'à présent inconnues, de la relation particulière qui unira Proust au dédicataire du japon n° 3 de Swann.
Enfin et surtout, ce véritable manifeste artistique contribue à l'élaboration de la théorie esthétique de Proust propre à structurer son immense œuvre en gestation.